lundi 8 juin 2015

Philippe Ariès, Essais sur l'histoire de la mort en Occident du Moyen-Age à nos jours (1975)

L’auteur

Marqué par des influences traditionalistes et conservatrices, Philippe Ariès (1914-1984) grandit dans une famille catholique et royaliste. Il étudie chez les jésuites et milite quelque temps au sein des « Lycéens et collégiens de l'Action française ». Il écrit notamment dans l'Étudiant français, magazine des étudiants de l'Action française, auquel participe également Claude Roy, Raoul Girardet, Robert Brasillach, Pierre Gaxotte ou encore Pierre Boutang. Il s'éloigne progressivement de l'Action Française qu'il juge « nationaliste et autoritaire » alors que lui se définit « traditionaliste » et sensible au modèle anarchique et royal du dix-neuvième siècle.

Ayant en outre échoué à l'agrégation, Philippe Ariès connaît une reconnaissance limitée en France mais bénéficie d'un écho international dès la publication de son ouvrage L'enfant et la vie familiale sous l'Ancien Régime en France, publié en 1960 et traduit en anglais. Ce n'est qu'en 1977, lorsqu'il intègre l'École des Hautes Études en Sciences Sociales en tant que directeur d'études, qu'il obtient de ses pairs la reconnaissance du statut d'historien.

Fondant ses travaux sur la démographie historique, Philippe Ariès est l'un des créateurs de l'histoire des mentalités, en rupture avec la domination alors de l'école des Annales et de son obsession économiste.

L’ouvrage

Dans ses Essais sur l'histoire de la mort en Occident, Philippe Ariès donne à voir la mort non pas comme un simple phénomène naturel, figé, physiologique, mais comme un événement sociologique crucial, chargé de sens, de représentations conceptuelles, symboliques et morales qui conditionnent nos comportements face à lui. Au travers de l'histoire de la mort – qu'il faut comprendre comme étant une histoire des mentalités – Ariès propose une lecture des mutations sociales, psychologiques et morales qui s'opèrent dans les sociétés occidentales du Moyen-Age à nos jours.

Ariès s'est interrogé sur la mort après avoir mené une étude sur la famille. La famille est en effet souvent présentée comme une réalité ancienne menacée par la modernité ; or Ariès souligne le fait qu'il s'agit en réalité d'un phénomène récent et lié à une étape décisive de cette modernité. N'en est-il pas de même pour la mort ?

L'ouvrage tend à défaire le lecteur d'un certain nombre d'idées reçues au sujet de la mort et met en évidence des conceptions différentes et concurrentes de la mort au fil du temps. Notre conception actuelle de la mort n'est en effet pas forcément celle que l'Occident a toujours connue.

La lecture que Philippe Ariès nous donne de la mort à travers les âges procède d'une grille d'interprétation qui place au centre de son analyse la naissance de l'individu moderne, la prise de conscience de soi, de l'individualisme et sa progression comme facteur d'explication majeure des évolutions des mentalités et des attitudes face à la mort.

L'enjeu de ces Essais réside dans la question de savoir comment et pour quelle raison s'est opéré le passage d'une familiarité avec la mort – mort « apprivoisée »,solennelle, affaire de la collectivité – à une mort devenue innommable, refoulée, cachée, médicalisée, face à laquelle sentiments d'angoisse et de solitude prédominent. Pour Ariès, ce renversement des sentiments et des idées ne doit pas s'analyser comme le fruit d'une coupure brutale entre Anciens et Modernes, mais comme le résultat de nombreux changements lents et progressifs au cours des siècles.

Les attitudes devant la mort

Historiquement, la mort était un phénomène totalement accepté et qui n'était pas craint. Les charniers se trouvaient en pleine cité et hommes – commerçants, jongleurs etc. – les côtoyaient sans s'en émouvoir.

Le mourant ne fuyait pas mais au contraire prenait ses dispositions, se préparait sans tomber dans le drame. La mort n'était pas un déchirement. C'était une chose familière, proche, atténuée, indifférente. La mort était un processus ritualisé jalonné par différentes étapes : le regret de la vie, la demande de pardon, la prière et l'absolution. La cérémonie était publique, ouverte à tous, famille, enfants, voisinage, etc. La mort était acceptée tant par le mourant que par les tiers qui assistaient à sa fin.

La mort de soi

L'attitude face à la mort évolue avec l'individualisation des sociétés. Apparaît alors la représentation du jugement dernier qui consiste en la séparation des bonnes et mauvaises actions devant une Cour de justice qui a pour but d'évaluer la vie du mourant. Une lutte cosmique entre le bien et le mal prend place autour du lit du mourant. À partir des quatorzième et quinzième siècles, apparaît l'idée selon laquelle l'homme revoit toute sa vie défiler. Parallèlement, le cadavre devient un objet artistique et littéraire.

Par ailleurs, à partir du douzième siècle, la préservation de la mémoire du défunt – et donc de son individualité – devient une priorité. Cette volonté provient avant tout du défunt qui organise, par la rédaction d'un testament, l'entretien de sa sépulture de son vivant et achète des services religieux pour le salut de son âme. Le mourant et se proches s'assurent que le corps sera enterré au plus près de l'église et de ses saints.

La mort de toi

Entre le seizième et le dix-huitième siècle, la mort est dramatisée. Ce phénomène conduit les individus à s'intéresser à la mort de l'autre, qui n'est plus indifférente.

Dès le seizième siècle, apparaît une nouvelle vision de la mort. Elle est d'abord perçue comme une transgression, ce dont témoigne son érotisation – la mort devient une transgression tà l'instar de l'acte amoureux. Un nouveau rapport entre la mort et la famille est établi : modification du rôle des testaments qui se laïcisent, volonté de rester dans les mémoires, confiance accrue envers les proches pour la prise en charge du défunt etc. Un vrai travail de deuil doit être accompli par la famille. C'est le point de départ du refoulement de la mort.

Apparaît un véritable culte des tombeaux et des cimetières. Il devient intolérable d'entasser les morts en raison de considérations de santé publique mais aussi par respect de la dignité du défunt. Le fait de se soucier plus de l'âme – messes post-mortem, sépultures entassées dans les cours des églises sous prétexte qu'elles doivent être au plus près des saints et des prêtres qui officiaient pour le salut des âmes – que du corps est critiqué. Désormais, le cadavre est enterré chez soi ou dans les cimetières publics afin de pouvoir se recueillir. Ce lieu appartient à la famille qui peut se souvenir de l'être perdu.

A partir du dix-neuvième siècle, survient l'émotion autour du lit de mort. Les rites classiques demeurent, mais deviennent des automatismes et perdent leur caractère central dans la cérémonie. Ce qui est mis en avant, c'est la douleur des proches.

La mort interdite

Depuis trente ans, la familiarité de la mort a disparu, celle-ci devenant honteuse et tabou. Les signes de cette évolution sont nombreux. Par exemple, on cache la mort aux enfants en leur disant que le défunt est ailleurs ; alors qu'il y a quelques décennies le sexe était tabou et la mort familière aux enfants, on leur parle plus facilement de sexe que de mort, et on leur interdit l'accès au lit du mourant. En outre, on prétend épargner le malade en lui dissimulant sa mort proche. Enfin, les rites s'effacent : le lieu du décès n'est plus le domicile mais des lieux médicalisés, on ne présente plus ses condoléances à la fin de la cérémonie, les tenues noires disparaissent.

Richesse et pauvreté devant la mort au Moyen-Age

Dans la première moitié du Moyen-Age, qu'il concerne des pauvres ou des riches, le rituel de la mort était en tout point similaire. Dans la seconde moitié du Moyen-Age, cette égalité devant la mort cesse. Sur le lit de mort du plus riche apparaît le Jugement particulier. Le démon présente au mourant tout ce que la mort menace de lui ravir, qu'il a possédé et follement aimé pendant sa vie. S'il accepte d'y renoncer, il sera sauvé et s’il veut les emporter dans l'au-delà, il sera damné. Il s'agit de renoncer à une passion avide de la vie, des êtres comme des choses, qui passent pour le détourner de Dieu. Ce sentiment explique les cas de riches marchands qui abandonnent la plus grande partie de leurs biens au monastère où ils s'enferment en attendant la mort ou qui faisaient de multiples legs aux hôpitaux, églises et ordres religieux. Ce phénomène entraîne une reconnaissance des moines qui consacraient alors aux défunts des tombeaux visibles et des épitaphes élogieuses. Les testaments des riches défunts prévoyaient qu'en échange de legs, les moines devaient faire des messes régulièrement pour le salut de leur âme.

Huizinga et les thèmes macabres

Ariès, s'inspirant de l'historien Huizinga, analyse ici les thèmes macabres par périodes. Ainsi les douzième et treizième siècle se caractérisent par le refus d'exposer le mort, de montrer son visage – mais l'usage des masques mortuaires traduisent paradoxalement une volonté de réalisme.

Aux quatorzième et quinzième siècle c'est moins la mort qui effraie que la possibilité d'une damnation. L'homme du Moyen Âge assimile destruction physique et impuissance. La mort, familière devient émouvante non pas par elle-même mais parce qu'elle traduirait l'échec dans la vie.

Du seizième au dix-huitième siècle, l'évocation de la mort est réaliste. La mort est devenue un objet de fascination, d’érotisme macabre et de morbidité – étude des cadavres, conservations des corps disséqués, ces pratiques ayant même lieu hors des écoles de médecine, à titre privé.

Au dix-neuvième siècle, la mort fait peur et l'on cesse de représenter le défunt – répugnance pour la mort, le cadavre. La menace de la mort effraie tout comme la crainte d'être enterré vivant.

Le thème de la mort dans Le chemin du paradis de Maurras

Le chemin du paradis est un conte philosophique publié en 1895 dont l'un des grands thèmes est celui de la mort. Lorsque Maurras écrit cet ouvrage, il est âgé de vingt-cinq ans et obsédé par la mort. Il aime alors la mort mais son rapport à celle-ci change en avançant dans l'âge.

Les miracles des morts

Dès la seconde moitié du dix-huitième siècle sont évoqués les « dangers des sépultures ». Cette peur s'installe en deux temps : d'abord, on pense que les cimetières sont habités par le démon, le diable, les âmes damnées, en raison des manifestations des cadavres en décomposition – odeurs, émanations toxiques, bruits etc. – perçus comme des signes de présence maléfique. Puis les progrès en sciences et en médecine amènent le souci de salubrité, d'hygiène alors que les cimetières sont perçus comme des sources d'épidémie.

Du sentiment moderne de famille dans les testaments et les tombeaux

La naissance du sentiment moderne de la famille – au sens large, c'est-à-dire toute la maisonnée dont les parents, les enfants, les domestiques etc. – modifie certains aspects du rapport à la mort. Ainsi le testament de spirituel devient-il matériel : le mourant fait confiance à sa famille pour entretenir sa sépulture et son salut ; il ne rédige donc plus des clauses pieuses, mais utilise le testament comme moyen de répartir ses biens. Par ailleurs, les sépultures prennent un caractère familial avec le développement de chapelles et caveaux familiaux.

Contribution à l'étude du culte des morts à l'époque contemporaine

À partir du seizième siècle, sous l'influence de la Réforme catholique et des progrès médicaux, la piété du Moyen Âge est critiquée : on remet en cause l'entassement des défunts dans les cloîtres et les églises ainsi que leur contact trop proche des vivants. On éloigne les cimetières des villes.

L’évolution des attitudes devant la mort dans les sociétés occidentales

La mort a aujourd'hui de nouveaux visages : nouvelles maladies – cancer – nouveaux intervenants – personnel médical – nouveaux lieux – hôpital. Le refus du deuil s'accroît ; la mort devient le principal interdit moderne : toilettes funéraires pour masquer les apparences de la mort, accroissement du nombre d'incinérations pour faire disparaître plus vite possible le cadavre. C'est aux États-Unis qu'apparaissent de nouveaux rites funéraires, par exemple les techniques chimiques de conservation du corps.

A partir des dix-neuvième et vingtième siècles,un nouveau rapport avec la maladie et la santé apparaît. La mort est médicalisée, l'espérance du traitement palliatif de la mort voit le jour, le médecin se substitue à la famille. Selon Ariès, tout cela contribue à frustrer le malade de sa propre mort.

Le mourant ne sent plus sa mort venir. Les personnels soignants et les médecins savent, et établissent une « dying trajectory » que seul le patient ignore. Selon Ariès, « la mort a reculé et elle a quitté la maison pour l'hôpital : elle est absente du monde familier de chaque jour. L'homme d'aujourd'hui, faute de la voir assez souvent de près, l'a oubliée : elle est devenue sauvage et, malgré l'appareil scientifique qui l'habille, elle trouble plus l'hôpital, lieu de raison et de technique, que la chambre de la maison, lieu des habitudes de la vie quotidienne ».

Pendant le dernier demi-siècle, les historiens, les spécialistes des nouvelles sciences de l'homme se sont dérobés, autant que l'homme vulgaire, à une réflexion sur la mort. En France nous semblons encore au creux de l'interdit. La société prolonge le plus possible la vie des malades mais ne les aide pas à mourir. Les mourants n'ont plus de statut et par conséquent, plus de dignité.

La famille abandonne son choix de décider d'une prolongation de la vie à un médecin, quitte à se retourner contre lui plus tard et que le patient soit dépossédé de lui-même. Le médecin décide selon trois critères : l'humanité qui pousse à abréger les souffrances ; la considération de l'utilité sociale de l'individu – jeune ou vieux, célèbre ou inconnu, digne ou dégradé ; l'intérêt scientifique du cas.

lundi 1 juin 2015

Freud, Malaise dans la culture (1929)

L’auteur

Sigmund Freud naît en 1856 à Freiberg – ancienne Moravie aujourd'hui en République Tchèque – dans une famille juive. Il fait des études de médecine puis, diplômé en 1881, se spécialise en neurologie, sous l'influence notamment des professeurs Charcot et Bernheim.

Il crée une méthode originale de l'exploration de l'inconscient basée sur la parole cathartique – libre association des images, des souvenirs des idées permettant de décrypter les significations inconscientes de conduite ne s'expliquant pas par la logique du conscient, notamment les rêves, lapsus, oublis et symptômes névrotiques comme l'angoisse, la phobie, l'obsession. À partir de ces travaux, limités à l'origine aux hystériques, il bâtit ensuite la psychanalyse, méthode de psychologie clinique basée sur l'investigation des processus psychiques profonds, en s'appuyant en partie sur sa propre expérience. C'est ainsi que la mort de son père, survenue en 1896, lui permet de mettre en évidence le principe du refoulement.

L'ensemble de la théorie freudienne repose sur deux postulats qu'il appelle « topiques ». La première topique date de 1915. Elle se base sur une division de la vie psychique en trois instances : l'inconscient – dans lequel sont refoulées les pulsions les plus asociales – le pré-conscient – où s'expriment certaines pulsions ayant passé la barrière du refoulement comme les rêves – et le conscient – où la vie psychique s'exprime par des lapsus, des oublis, des actes manqués etc. La seconde topique date de 1920. Elle met en évidence les différents rapports entre les trois instances de la vie psychique: le « ça » – le principe de plaisir : désirs et passions – le « moi » – principe de réalité – et le « sur-moi » – les interdits de la vie sociale, la morale.

Les principales œuvres de Freud sont : L'interprétation des rêves (1900), Cinq leçons sur la psychanalyse (1910), Totem et tabou (1913) et Introduction à la psychanalyse (1916).

L’ouvrage

Sigmund Freud écrit la première édition de Malaise dans la culture – traduit aussi par Malaise dans la civilisation – en 1929. Emprunte d'optimisme, cette première édition est amendée en 1929 par Freud qui donne à la seconde version de l'essai une tonalité plus pessimiste, ce changement de ton étant lié entretemps à l'arrivée des nazis au Reichstag.

Freud présente le Malaise dans la culture comme un livre traitant « de la culture, du sentiment de culpabilité, du bonheur et d'autres choses élevées du même genre et me semble, assurément à juste titre, tout à fait superflu quand je le compare à mes travaux précédents qui procédaient toujours de quelques nécessités intérieures ».

Freud établit en effet un parallèle entre le processus de civilisation et le développement psychique individuel. Il prend à témoin l'Histoire et notamment les temps de guerre pour montrer que la guerre, comme le rêve, opère un « déshabillage moral », une levée de la censure morale qui permet un retour de toutes les pulsions agressives normalement refoulées par les contraintes et les codes sociaux.

Freud traite donc de la culture la définissant comme « la somme totale des réalisations et dispositifs par lesquels notre vie s'éloigne de celle de nos ancêtres animaux et qui servent à deux fins : la protection de l'homme contre la nature et la réglementation des hommes entre eux ». De cette définition, Freud en déduit que la culture est édifiée à partir du renoncement pulsionnel, la vie en commun supposant une restriction de la liberté individuelle. Ce respect des exigences sociales est assuré au niveau individuel par le père puis le surmoi, et au niveau collectif par la culture, qui, comme la morale et la religion, tente de légitimer et d'assurer le renoncement au plaisir égoïste. La tension entre le moi et le sur-moi, entre l'égoïsme et l'altruisme est source du sentiment de culpabilité, accru par la vie en commun.

Chapitre 1. Explication de l'origine de besoin religieux: angoisse et besoin de protection

Au début de l'ouvrage, Freud s'interroge sur le besoin de religiosité, qu'un de ses amis décrit comme « un sentiment océanique ». Il initie sa réflexion en s'interrogeant sur le rapport du moi au monde extérieur, en partant du nourrisson, qui exprime un fort besoin de protection paternelle. Ainsi, ce sont les sentiments de « désaide » infantile – Hilflôsigkeit de désir pour le père chez l'enfant et d'angoisse de l'adulte devant la puissance du destin, qui sont à la source du besoin religieux: « ce sentiment n'est pas une simple prolongation de la vie enfantine mais est conservé durablement du fait de l'angoisse devant la surpuissance du destin ».

Chapitre 2. La finalité de la vie humaine : le bonheur. Comment l'atteindre?

La vie est insupportable. La souffrance provient de trois côtés : le corps, le monde extérieur et autrui. La finalité de la vie étant le bonheur, Freud propose trois remèdes principaux : une diversion puissante pour oublier la misère ou y attacher peu d'importance – par exemple, le travail – des satisfactions substitutives qui diminuent la misère – par exemple, l'art – et enfin des stupéfiants qui nous rendent insensibles à la misère.

Néanmoins, Freud conclut à l'absence de solutions universelles – par exemple, l'homme érotique privilégie les relations à autrui, l'homme narcissique qui privilégie ses propres satisfactions et l'homme d'action son influence sur le monde extérieur – et met en garde contre les dangers d'une technique exclusive : « il y a […] de nombreuses voies qui peuvent mener au bonheur, tel qu'il est accessible à l'homme, il n'y en a aucune qui y conduise à coup sûr ».

Chapitre 3. Définition de la culture

« Sont culturelles toutes les activités et valeurs qui sont profitables à l'homme en mettant la nature à son service ou en le protégeant des autres hommes », par exemple l'utilisation du feu. Toutefois, la culture ne peut être réduite à l'utile, elle touche également à la beauté. Ainsi la propreté est-elle utile mais l'utilité n'explique-t-elle pas totalement la tendance à la propreté.

Par ailleurs, Freud met en évidence que l’hostilité à culture est une névrose – le refus du monde tel qu'il existe – et peut en partie expliquer la naissance du christianisme – qui formule la promesse d'un monde meilleur dans l'au-delà.

Chapitre 4. Les origines de la culture et les facteurs déterminant son évolution

L'amour est la base de la culture parce que la vie en commun est fondée sur l'amour dont Freud distingue deux formes : l'amour originel – homme-femme – et l'amour inhibé quant aux buts – frères-soeurs-amis.

L'amour semble dans un premier temps s'opposer à la culture : d'une part, l'amour s'oppose aux intérêts de la culture car il éloigne l'homme de la chose publique et crée une cellule, la sphère familiale, qui s'oppose à la communauté ; d'autre part, la culture menace l'amour de restrictions sensibles – par exemple, l'interdiction de l'inceste, de la zoophilie etc.

La culture se développe en deux phases : tout d'abord le totémisme, qui implique l'interdit du choix d'un objet incestueux – « le choix d'objet est réduit au sexe opposé, la plupart des satisfactions
extra-génitales sont interdites comme perversions » ; puis le tabou, la loi et la coutume.

Chapitre 5. Culture et Eros

La culture lie de manière libidinale les membres de la communauté les uns aux autres. En effet, l'autre « est si semblable à moi que je peux m'aimer moi-même en lui ». Néanmoins, il n'y a aucun intérêt à aimer l'étranger. Il est absurde et impossible d'aimer l'autre comme soi-même car l'homme est un loup pour l'homme. « L'existence de ce penchant à l'agression (...) est le facteur qui perturbe notre rapport au prochain et oblige la culture à la dépense qui est la sienne ». Freud en profite alors pour critiquer le communisme qui, en voulant supprimer la propriété ne résout pas, à son avis, le problème de la tendance humaine à l'agression.

Chapitre 6: Eros et Thanatos

Freud met en lumière les forces antagoniques habitant l'homme et qui s'affrontent dans un combat sans fin : Eros – c'est-à-dire la tendance à rassembler les êtres vivants en unités grandissantes, en liant les individus par leur libido – et Thanatos – la pulsion d'agression et de mort, qui tend à détruire l'Eros. Freud identifie la culture comme un combat vital, un processus au service de l'Eros.

Chapitre 7. La culture comme surmoi collectif, le sentiment de culpabilité

La culture, en tant qu'éducation, permet d'intérioriser l'agressivité de l'homme et de la diriger contre soi. Comme la personne est scindée entre le moi et le surmoi, deux instances qui s'opposent – le moi est soumis au surmoi représentant le père – il existe au sein de chaque individu une tension que Freud appelle « la conscience de culpabilité » et qui se manifeste chez l'homme comme un besoin de punition. Ce conflit est, de plus, attisé par la culture et la vie en communauté.

Freud s'attache à analyser ce besoin de punition et cette conscience de culpabilité. Selon lui, la personne frappée de malheur se reconnaît coupable de quelque chose, et donc, pour se punir, s'impose des pénitences. En outre, être frappé d'un malheur signifie que l'on n'est plus aimé de ses parents, et qu'il faut donc regagner leur amour en s'inclinant devant la toute-puissance paternelle. Il s'ensuit donc un renoncement aux pulsions afin de ne pas perdre l'amour de l'autorité parentale, ce qui devrait logiquement effacer le sentiment de culpabilité. Cependant, le renoncement ne suffit pas, parce que l'intention de mal agir subsiste et apparaît au surmoi, ce qui pousse à la punition.

Chapitre 8. La morale, sur-moi de la culture

Freud insiste sur le fait que le sentiment de culpabilité est le frein le plus important au développement de la culture. « Le sentiment de culpabilité n'est au fond rien d'autre qu'une variété topique de l'angoisse », il s'agit tantôt d'une angoisse consciente – la maladie – tantôt d'une angoisse inconsciente ou possibilités d'angoisse – le malaise. Les religions surviennent avec la prétention de guérir l'humanité de ce sentiment de culpabilité qu'elles appellent péché.

Chronologiquement c'est d'abord la conscience de culpabilité qui apparaît – elle existe nécessairement avant le sur-moi et donc avant la conscience morale car elle est l'expression immédiate de l'angoisse devant l'autorité externe et devant l'autorité interne, le sur-moi – puis le sur-moi puis la conscience morale. Chaque sorte de refoulement peut avoir pour conséquence un accroissement du sentiment de culpabilité car l'empêchement de la satisfaction érotique suscite un penchant à l'agression contre la personne qui trouble la satisfaction et c'est cette tendance à l'agression qui se mue en sentiment de culpabilité. Donc « si une tendance pulsionnelle succombe au refoulement, ses éléments libidinaux sont transposés en symptômes, ses composantes agressives en sentiment de culpabilité ».

Freud opère un rapprochement entre le développement de l'individu et celui de la culture. La communauté produit, elle aussi, un sur-moi, sous l'influence duquel s'effectue le développement de la culture. Ce sur-moi-de-la-culture a ses exigences qui se manifestent sous la forme de l'éthique, tentative thérapeutique, effort pour atteindre un commandement du sur-moi. Il s'agit d'écarter le plus grand obstacle à la nature, le penchant naturel à l'agression. D'où le commandement « aime ton prochain comme toi-même ». Toutefois, l'éthique se soucie trop peu du moi et il est évident pour Freud que ce commandement est impraticable – « une inflation aussi grandiose de l'amour peut seulement en abaisser la valeur ». Cette éthique, dite naturelle n'a donc ici rien à offrir si ce n'est la satisfaction narcissique d'être en droit de se considérer comme meilleur que ne sont les autres » si l'on parvient à s'y conformer.

L'éthique, qui s'appuie sur la religion fait intervenir ici ses promesses d'un au-delà meilleur. Toutefois, l'éthique prêchera en vain tant que la vertu ne trouvera pas récompense sur cette terre. Freud en est persuadé : « les jugements de valeur des hommes sont dirigés inconditionnellement par leurs souhaits de bonheur, ils sont donc une tentative pour appuyer leurs illusions par des arguments ».

Freud s'interroge alors : peut-on parler de « culture névrosée »? La réponse ne semble pas évidente car si pour la névrose individuelle le point d'appui est le contraste par lequel le malade tranche sur son entourage supposé normal, il est impossible de réaliser un diagnostic collectif considérant la normalité d'une situation de référence. En outre, de quel secours serait l'analyse la plus pertinente de la névrose sociale, puisque personne ne possède l'autorité pour imposer la thérapie de masse? ». Il semble dès lors impropre de parler de « conscience collective ».

En conclusion Freud s'interroge sur le destin de l'espèce humaine : dans quelle mesure son développement culturel réussira-t-il à se rendre maître de la perturbation apportée à la vie en commun par l'humaine pulsion d'agression et d'auto-anéantissement ? Cette question revêt un relief particulier à l'heure où les hommes dominent tellement la nature qu'ils peuvent s'exterminer les uns les autres jusqu'au dernier.