lundi 8 juin 2015

Philippe Ariès, Essais sur l'histoire de la mort en Occident du Moyen-Age à nos jours (1975)

L’auteur

Marqué par des influences traditionalistes et conservatrices, Philippe Ariès (1914-1984) grandit dans une famille catholique et royaliste. Il étudie chez les jésuites et milite quelque temps au sein des « Lycéens et collégiens de l'Action française ». Il écrit notamment dans l'Étudiant français, magazine des étudiants de l'Action française, auquel participe également Claude Roy, Raoul Girardet, Robert Brasillach, Pierre Gaxotte ou encore Pierre Boutang. Il s'éloigne progressivement de l'Action Française qu'il juge « nationaliste et autoritaire » alors que lui se définit « traditionaliste » et sensible au modèle anarchique et royal du dix-neuvième siècle.

Ayant en outre échoué à l'agrégation, Philippe Ariès connaît une reconnaissance limitée en France mais bénéficie d'un écho international dès la publication de son ouvrage L'enfant et la vie familiale sous l'Ancien Régime en France, publié en 1960 et traduit en anglais. Ce n'est qu'en 1977, lorsqu'il intègre l'École des Hautes Études en Sciences Sociales en tant que directeur d'études, qu'il obtient de ses pairs la reconnaissance du statut d'historien.

Fondant ses travaux sur la démographie historique, Philippe Ariès est l'un des créateurs de l'histoire des mentalités, en rupture avec la domination alors de l'école des Annales et de son obsession économiste.

L’ouvrage

Dans ses Essais sur l'histoire de la mort en Occident, Philippe Ariès donne à voir la mort non pas comme un simple phénomène naturel, figé, physiologique, mais comme un événement sociologique crucial, chargé de sens, de représentations conceptuelles, symboliques et morales qui conditionnent nos comportements face à lui. Au travers de l'histoire de la mort – qu'il faut comprendre comme étant une histoire des mentalités – Ariès propose une lecture des mutations sociales, psychologiques et morales qui s'opèrent dans les sociétés occidentales du Moyen-Age à nos jours.

Ariès s'est interrogé sur la mort après avoir mené une étude sur la famille. La famille est en effet souvent présentée comme une réalité ancienne menacée par la modernité ; or Ariès souligne le fait qu'il s'agit en réalité d'un phénomène récent et lié à une étape décisive de cette modernité. N'en est-il pas de même pour la mort ?

L'ouvrage tend à défaire le lecteur d'un certain nombre d'idées reçues au sujet de la mort et met en évidence des conceptions différentes et concurrentes de la mort au fil du temps. Notre conception actuelle de la mort n'est en effet pas forcément celle que l'Occident a toujours connue.

La lecture que Philippe Ariès nous donne de la mort à travers les âges procède d'une grille d'interprétation qui place au centre de son analyse la naissance de l'individu moderne, la prise de conscience de soi, de l'individualisme et sa progression comme facteur d'explication majeure des évolutions des mentalités et des attitudes face à la mort.

L'enjeu de ces Essais réside dans la question de savoir comment et pour quelle raison s'est opéré le passage d'une familiarité avec la mort – mort « apprivoisée »,solennelle, affaire de la collectivité – à une mort devenue innommable, refoulée, cachée, médicalisée, face à laquelle sentiments d'angoisse et de solitude prédominent. Pour Ariès, ce renversement des sentiments et des idées ne doit pas s'analyser comme le fruit d'une coupure brutale entre Anciens et Modernes, mais comme le résultat de nombreux changements lents et progressifs au cours des siècles.

Les attitudes devant la mort

Historiquement, la mort était un phénomène totalement accepté et qui n'était pas craint. Les charniers se trouvaient en pleine cité et hommes – commerçants, jongleurs etc. – les côtoyaient sans s'en émouvoir.

Le mourant ne fuyait pas mais au contraire prenait ses dispositions, se préparait sans tomber dans le drame. La mort n'était pas un déchirement. C'était une chose familière, proche, atténuée, indifférente. La mort était un processus ritualisé jalonné par différentes étapes : le regret de la vie, la demande de pardon, la prière et l'absolution. La cérémonie était publique, ouverte à tous, famille, enfants, voisinage, etc. La mort était acceptée tant par le mourant que par les tiers qui assistaient à sa fin.

La mort de soi

L'attitude face à la mort évolue avec l'individualisation des sociétés. Apparaît alors la représentation du jugement dernier qui consiste en la séparation des bonnes et mauvaises actions devant une Cour de justice qui a pour but d'évaluer la vie du mourant. Une lutte cosmique entre le bien et le mal prend place autour du lit du mourant. À partir des quatorzième et quinzième siècles, apparaît l'idée selon laquelle l'homme revoit toute sa vie défiler. Parallèlement, le cadavre devient un objet artistique et littéraire.

Par ailleurs, à partir du douzième siècle, la préservation de la mémoire du défunt – et donc de son individualité – devient une priorité. Cette volonté provient avant tout du défunt qui organise, par la rédaction d'un testament, l'entretien de sa sépulture de son vivant et achète des services religieux pour le salut de son âme. Le mourant et se proches s'assurent que le corps sera enterré au plus près de l'église et de ses saints.

La mort de toi

Entre le seizième et le dix-huitième siècle, la mort est dramatisée. Ce phénomène conduit les individus à s'intéresser à la mort de l'autre, qui n'est plus indifférente.

Dès le seizième siècle, apparaît une nouvelle vision de la mort. Elle est d'abord perçue comme une transgression, ce dont témoigne son érotisation – la mort devient une transgression tà l'instar de l'acte amoureux. Un nouveau rapport entre la mort et la famille est établi : modification du rôle des testaments qui se laïcisent, volonté de rester dans les mémoires, confiance accrue envers les proches pour la prise en charge du défunt etc. Un vrai travail de deuil doit être accompli par la famille. C'est le point de départ du refoulement de la mort.

Apparaît un véritable culte des tombeaux et des cimetières. Il devient intolérable d'entasser les morts en raison de considérations de santé publique mais aussi par respect de la dignité du défunt. Le fait de se soucier plus de l'âme – messes post-mortem, sépultures entassées dans les cours des églises sous prétexte qu'elles doivent être au plus près des saints et des prêtres qui officiaient pour le salut des âmes – que du corps est critiqué. Désormais, le cadavre est enterré chez soi ou dans les cimetières publics afin de pouvoir se recueillir. Ce lieu appartient à la famille qui peut se souvenir de l'être perdu.

A partir du dix-neuvième siècle, survient l'émotion autour du lit de mort. Les rites classiques demeurent, mais deviennent des automatismes et perdent leur caractère central dans la cérémonie. Ce qui est mis en avant, c'est la douleur des proches.

La mort interdite

Depuis trente ans, la familiarité de la mort a disparu, celle-ci devenant honteuse et tabou. Les signes de cette évolution sont nombreux. Par exemple, on cache la mort aux enfants en leur disant que le défunt est ailleurs ; alors qu'il y a quelques décennies le sexe était tabou et la mort familière aux enfants, on leur parle plus facilement de sexe que de mort, et on leur interdit l'accès au lit du mourant. En outre, on prétend épargner le malade en lui dissimulant sa mort proche. Enfin, les rites s'effacent : le lieu du décès n'est plus le domicile mais des lieux médicalisés, on ne présente plus ses condoléances à la fin de la cérémonie, les tenues noires disparaissent.

Richesse et pauvreté devant la mort au Moyen-Age

Dans la première moitié du Moyen-Age, qu'il concerne des pauvres ou des riches, le rituel de la mort était en tout point similaire. Dans la seconde moitié du Moyen-Age, cette égalité devant la mort cesse. Sur le lit de mort du plus riche apparaît le Jugement particulier. Le démon présente au mourant tout ce que la mort menace de lui ravir, qu'il a possédé et follement aimé pendant sa vie. S'il accepte d'y renoncer, il sera sauvé et s’il veut les emporter dans l'au-delà, il sera damné. Il s'agit de renoncer à une passion avide de la vie, des êtres comme des choses, qui passent pour le détourner de Dieu. Ce sentiment explique les cas de riches marchands qui abandonnent la plus grande partie de leurs biens au monastère où ils s'enferment en attendant la mort ou qui faisaient de multiples legs aux hôpitaux, églises et ordres religieux. Ce phénomène entraîne une reconnaissance des moines qui consacraient alors aux défunts des tombeaux visibles et des épitaphes élogieuses. Les testaments des riches défunts prévoyaient qu'en échange de legs, les moines devaient faire des messes régulièrement pour le salut de leur âme.

Huizinga et les thèmes macabres

Ariès, s'inspirant de l'historien Huizinga, analyse ici les thèmes macabres par périodes. Ainsi les douzième et treizième siècle se caractérisent par le refus d'exposer le mort, de montrer son visage – mais l'usage des masques mortuaires traduisent paradoxalement une volonté de réalisme.

Aux quatorzième et quinzième siècle c'est moins la mort qui effraie que la possibilité d'une damnation. L'homme du Moyen Âge assimile destruction physique et impuissance. La mort, familière devient émouvante non pas par elle-même mais parce qu'elle traduirait l'échec dans la vie.

Du seizième au dix-huitième siècle, l'évocation de la mort est réaliste. La mort est devenue un objet de fascination, d’érotisme macabre et de morbidité – étude des cadavres, conservations des corps disséqués, ces pratiques ayant même lieu hors des écoles de médecine, à titre privé.

Au dix-neuvième siècle, la mort fait peur et l'on cesse de représenter le défunt – répugnance pour la mort, le cadavre. La menace de la mort effraie tout comme la crainte d'être enterré vivant.

Le thème de la mort dans Le chemin du paradis de Maurras

Le chemin du paradis est un conte philosophique publié en 1895 dont l'un des grands thèmes est celui de la mort. Lorsque Maurras écrit cet ouvrage, il est âgé de vingt-cinq ans et obsédé par la mort. Il aime alors la mort mais son rapport à celle-ci change en avançant dans l'âge.

Les miracles des morts

Dès la seconde moitié du dix-huitième siècle sont évoqués les « dangers des sépultures ». Cette peur s'installe en deux temps : d'abord, on pense que les cimetières sont habités par le démon, le diable, les âmes damnées, en raison des manifestations des cadavres en décomposition – odeurs, émanations toxiques, bruits etc. – perçus comme des signes de présence maléfique. Puis les progrès en sciences et en médecine amènent le souci de salubrité, d'hygiène alors que les cimetières sont perçus comme des sources d'épidémie.

Du sentiment moderne de famille dans les testaments et les tombeaux

La naissance du sentiment moderne de la famille – au sens large, c'est-à-dire toute la maisonnée dont les parents, les enfants, les domestiques etc. – modifie certains aspects du rapport à la mort. Ainsi le testament de spirituel devient-il matériel : le mourant fait confiance à sa famille pour entretenir sa sépulture et son salut ; il ne rédige donc plus des clauses pieuses, mais utilise le testament comme moyen de répartir ses biens. Par ailleurs, les sépultures prennent un caractère familial avec le développement de chapelles et caveaux familiaux.

Contribution à l'étude du culte des morts à l'époque contemporaine

À partir du seizième siècle, sous l'influence de la Réforme catholique et des progrès médicaux, la piété du Moyen Âge est critiquée : on remet en cause l'entassement des défunts dans les cloîtres et les églises ainsi que leur contact trop proche des vivants. On éloigne les cimetières des villes.

L’évolution des attitudes devant la mort dans les sociétés occidentales

La mort a aujourd'hui de nouveaux visages : nouvelles maladies – cancer – nouveaux intervenants – personnel médical – nouveaux lieux – hôpital. Le refus du deuil s'accroît ; la mort devient le principal interdit moderne : toilettes funéraires pour masquer les apparences de la mort, accroissement du nombre d'incinérations pour faire disparaître plus vite possible le cadavre. C'est aux États-Unis qu'apparaissent de nouveaux rites funéraires, par exemple les techniques chimiques de conservation du corps.

A partir des dix-neuvième et vingtième siècles,un nouveau rapport avec la maladie et la santé apparaît. La mort est médicalisée, l'espérance du traitement palliatif de la mort voit le jour, le médecin se substitue à la famille. Selon Ariès, tout cela contribue à frustrer le malade de sa propre mort.

Le mourant ne sent plus sa mort venir. Les personnels soignants et les médecins savent, et établissent une « dying trajectory » que seul le patient ignore. Selon Ariès, « la mort a reculé et elle a quitté la maison pour l'hôpital : elle est absente du monde familier de chaque jour. L'homme d'aujourd'hui, faute de la voir assez souvent de près, l'a oubliée : elle est devenue sauvage et, malgré l'appareil scientifique qui l'habille, elle trouble plus l'hôpital, lieu de raison et de technique, que la chambre de la maison, lieu des habitudes de la vie quotidienne ».

Pendant le dernier demi-siècle, les historiens, les spécialistes des nouvelles sciences de l'homme se sont dérobés, autant que l'homme vulgaire, à une réflexion sur la mort. En France nous semblons encore au creux de l'interdit. La société prolonge le plus possible la vie des malades mais ne les aide pas à mourir. Les mourants n'ont plus de statut et par conséquent, plus de dignité.

La famille abandonne son choix de décider d'une prolongation de la vie à un médecin, quitte à se retourner contre lui plus tard et que le patient soit dépossédé de lui-même. Le médecin décide selon trois critères : l'humanité qui pousse à abréger les souffrances ; la considération de l'utilité sociale de l'individu – jeune ou vieux, célèbre ou inconnu, digne ou dégradé ; l'intérêt scientifique du cas.

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