lundi 18 mai 2015

Carlo Ginzburg, Le juge et l’historien (1991)

L'auteur

Né en 1939 à Turin d'un père éditeur et professeur de littérature russe et d'une mère romancière, Carlo Ginzburg débute comme professeur d'histoire à Bologne avant de s'expatrier pour enseigner à l'université de Californie. Spécialisé dans la sorcellerie et sa répression à la fin du Moyen Age, Carlo Ginzburg est considéré comme l'un des principaux représentants de la microstoria – ou microhistoire. Cette nouvelle méthode historiographique apparue dans les années soixante-dix consiste pour l'historien à se rapprocher au plus près de la vérité historique en pratiquant la méthode de l'indice. Selon Carlo Ginzburg, l'essentiel du travail de l'historien est de prêter attention aux détails, aux événements apparemment insignifiants : promouvoir la micro-histoire, c'est promouvoir l'histoire des individus et non celle des groupes sociaux. Il donne une illustration de sa méthode dans sa première œuvre Le fromage et les vers parue en 1976 qui retrace l'histoire d'un meunier de Frioul dont la vie s'est pratiquement déroulée dans l'obscurité au seizième siècle jusqu'à ce qu'il soit condamné pour hérésie par l'Inquisition.

L’ouvrage

Le 17 mai 1972, le commissaire Calabresi est assassiné à Milan. Ce policier avait été présenté, notamment par le journal contestataire Lotta Continua, comme responsable de la mort d'un anarchiste dont le corps avait été retrouvé défenestré en 1969, dans le jardin de la préfecture de police. Seize ans plus tard, en juillet 1988, Leonardo Marino, ex-militant du groupe Lotta Continua, s'accuse d'avoir participé au meurtre et met en cause ses camarades Ovidio Bompressi, Giorgio Pietrostefani, et Adriano Sofri. Au terme d'un périple judiciaire – sept procès en neuf ans – les trois hommes sont condamnés sur la seule foi des « aveux » de ce « repenti » à vingt-deux ans d'emprisonnement, tandis que leur accusateur bénéficie de la prescription.

Comme Voltaire pour Calas, comme Zola pour Dreyfus, Ginzburg, persuadé de l'innocence de son ami Sofri, décide de contribuer à la révision de son procès. Dans son livre Le juge et l'historien, il applique au procès de Sofri, avec une rigueur scientifique, les grilles de lecture qu'il a pu élaborer lors de ses immenses enquêtes sur les procès de sorcières. Suivant pas à pas le procès Sofri comme il le ferait d'un dossier de l'Inquisition, confrontant les pièces, analysant les témoignages, interrogeant les méthodes et les procédures, Ginzburg ne se contente pas de démolir l'accusation et de réclamer la libération des condamnés, il montre comment le traumatisme provoqué, dans les années soixante-dix par l'activité des Brigades rouges en Italie a perverti la manière de penser et d'exercer la justice dans un État de droit. L'historien, fort de sa rigueur scientifique dans l'établissement des faits, donne une leçon d'exigence intellectuelle aux juges.

Le juge et l'historien se présente alors comme un montage entre réflexions et documents : tout en retranscrivant de nombreux extraits de procès verbaux de l'affaire Sofri, Carlo Ginzburg apporte quelques réflexions sur les rapports qu'entretiennent le juge et l'historien par une comparaison de leurs méthodes de travail. A ce propos, il se livre à une analyse méthodologique de la preuve et plus particulièrement du témoignage du « repenti » dans un procès.
Comparaison des méthodes employées par le juge et l'historien

Jusqu'au dix-huitième siècle, le métier d'historien est bien distingué du métier d'antiquaire : l'historien doit convaincre à l'aide d'une argumentation efficace alors que l'antiquaire doit convaincre par la production de preuves. En 1769, l'érudit Henri Griffet est le premier à relier les deux fonctions en comparant l'historien à un juge qui passe au crible preuves et témoignages.

L'idée de comparer l'historien au juge est reprise par Hegel : « Die Weltgeschichte ist das Weltgericht ». L'historiographie prend alors une nouvelle teinte : on impose à l'historien de juger personnages et événements selon la morale du moment. L'historiographie de la Révolution française prend par exemple un aspect judiciaire très marqué. Bloch écrit ironiquement en 1993 : « Robespierristes, anti-robespierristes, nous vous crions grâce : par pitié, dîtes-nous seulement quel fut Robespierre ! ». Depuis le milieu du vingtième siècle, de nombreuses critiques ont été portées à l'historiographie de type judiciaire, poussant à s'interroger de nouveau sur les rapports qu'entretiennent le juge et l'historien.

Le rapprochement entre les métiers de juge et d'historien repose avant tout sur l'usage de la preuve. « Pour moi, comme pour beaucoup d'autres, les notions de « preuve » et de « vérité » sont, au contraire, parties intégrantes du métier d'historien […] Le métier des uns et des autres (historiens et juges) se fonde sur la possibilité de prouver en fonction de règles déterminées, que x a fait y ; x pouvant désigner indifféremment le protagoniste, éventuellement anonyme, d'un événement historique ou le sujet impliqué dans une procédure pénale ; et y une action quelconque ».

Le juge comme l'historien se trouvent confrontés dans l'exercice de leur métier aux indices, preuves et témoignages. Il s'agit avant tout pour eux de reconstituer une situation passée, de rechercher la vérité. Leur démarche est identique et empreinte de la même rigueur scientifique dans l'analyse de la preuve. « Le juge qui mène l'interrogatoire des inculpés et des témoins se comporte comme un historien qui confronte, pour les analyser, différents documents ».

Pour autant, le juge et l'historien ne travaillent pas sur le même matériau de départ : si le juge a accès aux sources de vivo avec les témoignages, l'historien n'a accès qu'aux intermédiaires, aux transcriptions écrites des sources orales qui sont plus ou moins imprégnées de l'interprétation subjective de leur auteur. En outre, comme le précise Carlo Ginzburg, la convergence entre le métier de juge et d'historien « ne vaut que dans l'abstrait ». L'intérêt de la confrontation se trouve précisément dans la « divergence profonde » existant entre le juge et l'historien. Les historiens s'occupent principalement d'événements politiques et militaires concernant les Etats alors que les juges s'occupent d'individus. Les conséquences de leur travail ne sont donc pas les mêmes : l'erreur judiciaire n'a pas la même portée que l'erreur scientifique. Enfin, l'historien peut, lorsqu'il élabore une biographie, combler des lacunes en tenant compte du contexte et de ce qui paraît le plus vraisemblable à une époque donnée. « Le contexte entendu comme lieu de possibilités historiquement déterminées, sert donc à combler ce que les documents ne nous disent pas sur la vie d'une personne ». Le juge au contraire ne saurait se livrer à de tels raccourcis pour statuer sur la responsabilité pénale d'un individu. C'est précisément ce que Carlo Ginzburg reproche aux juges qui ont statué sur l'affaire Sofri en condamnant sur la base d'un seul témoignage et en l'étayant à l'aide du contexte : « le juge d'instruction Lombardi et l'avocat général Pomarici se sont comportés en historiens et non en juges ». Ce sont ces considérations qui amènent Carlo Ginzburg à affirmer : « Réduire l'histoire au juge, c'est simplifier et appauvrir la connaissance historique ; mais réduire le juge à l'historien, c'est pervertir irrémédiablement l'exercice de la justice ».

Comparaison du procès de Sofri à un procès d’Inquisition

Carlo Ginzburg a longuement étudié les procès d'Inquisition et plus particulièrement les procès en sorcellerie au Moyen Age. Il n'hésite pas, tout au long de son analyse minutieuse des actes du procès Sofri, à relever certaines similitudes avec les documents qu'il a été amené à consulter lors de son travail d'historien.

Tout d'abord il relève le problème de la transcription. Comme lors de ses recherches historiques, Carlo Ginzburg n'a eu accès qu'aux transcriptions des interrogatoires menés lors du procès Sofri. Or à l'écrit, bien des choses se perdent, les silences, les hésitations etc., que les transcripteurs tentent de récupérer par la ponctuation, ou des annotations entre parenthèses – « rires », « larmes » – sans être toujours conscients qu'ils y ajoutent des interprétations. Les notaires du Saint-Office le faisaient aussi. La transcription présente donc le risque de conditionner les interprétations ultérieures.

L'auteur est également frappé par la figure du « repenti ». Dans les procès touchant à la mafia en Italie un même schéma se reproduit souvent : l'accusation repose en partie sur les dires d'anciens membres d'organisation mafieuse. Dans le cas présent l'accusation portée contre Sofri, Bompressi et Pietrostefani repose essentiellement voire exclusivement sur le témoignage d'un « inculpé-témoin » : Marino. Ce schéma rappelle dans les procès d'Inquisition le phénomène d'« appel en cause ». Un premier inculpé va impliquer d'autres personnes dans son crime, le plus souvent sous la torture, ce qui conduisait parfois à voir tout le village accusé devant le tribunal. Un seul procès, du coup, en suscitait des dizaines d'autres, en cascade.

Carlo Ginzburg relève par ailleurs une similitude tenant à l'organisation des interrogatoires. Sous l'Inquisition, les interrogatoires étaient menés dans le secret. Dans l'affaire Sofri, il remarque que l'essentiel des interrogatoires de Marino a été mené dans le secret, notamment dans des lieux inappropriés comme une caserne de carabinier et dont il ne reste aucune trace écrite, si ce n'est le témoignage au moment du procès des carabiniers qui l'auraient entendu deux ans auparavant.

Enfin, ce qui semble le plus surprenant dans une démocratie, l'attitude du juge lors de l'affaire Sofri ressemble en partie à celle des juges d'Inquisitions, stigmatisée pour leur arbitraire. Carlo Ginzburg montre ainsi que lors des interrogatoires des témoins du meurtre, le juge « harcèle, insiste, fait tournoyer les sophismes comme des sabres ». Au final, le juge finit par convaincre les témoins de son propre point de vue tout comme au Moyen Age il convainquait les accusés de leur propre culpabilité.

La comparaison entre le procès de Sofri et les procès d'Inquisition est particulièrement défavorable aux juges du vingtième siècle au point que Carlo Ginzburg déclare à un journaliste en 1997 : « il y avait chez certains juges de l'Inquisition un souci pour la preuve que je ne trouve pas toujours chez leurs collègues d'aujourd'hui ».

Analyse méthodologique de la preuve dans l'affaire Sofri

La condamnation d'Adriano Sofri et de ses camarades repose entièrement sur le témoignage de Marino. Après lecture des actes du procès, Carlo Ginzburg écrit : « Selon toute probabilité, Marino ment ; sans aucun doute, Marino a été cru ». C'est ce mauvais usage de la preuve qui a poussé les juges italiens à commettre une erreur judiciaire.

L'auteur en profite pour donner une leçon de méthode à destination de l'appareil judiciaire. Un témoignage doit toujours être corroboré par des éléments objectifs extérieurs. Et le contrôle du témoignage doit être encore plus sévère lorsque le témoin a participé au crime et notamment lorsque des récompenses lui ont été promises en échange de ses révélations.

La crédibilité du témoignage d'un « repenti » peut donc être questionnée. En l'espèce, le fondement de l'instruction est la sincérité du repentir de Marino. Les juges considèrent à plusieurs reprises que, le repentir de Marino étant manifeste, ses déclarations ne peuvent qu'être justes, d'autant qu'eu égard au contexte, elles sont plausibles. Il est logique que les membres éminents du journal Lotta Continua aient souhaité la mort de Calabresi et le sjuges concluent à la crédibilité manifeste de Marino. Or à la lecture des interrogatoires, on se rend compte que Marino se contredit, change ses versions d'une audience à l'autre sous l'influence des questions du juge, se trompe et est en désaccord constant avec l'ensemble des témoins du meurtre. Le plus inquiétant est que ses erreurs et ses hésitations sont vues par les juges comme des signes de crédibilité du témoignage de Marino, au vu de l'ancienneté des faits, là où elles sont signes de faiblesses pour les témoins qui offrent une version contraire à celle de Marino.

Les juges se sont comportés en historiens car pour donner du poids à l'accusation ils ont eu recours à ce que Carlo Ginzburg qualifie de « preuve logique », c'est-à-dire qu'ils ont raisonné en terme de compatibilité. Or une telle démarche n'est pas acceptable en démocratie comme le souligne l'auteur : « est-il légitime de pallier le manque de confirmations extérieures quant au comportement d'un individu par des données non vérifiées, juste compatibles avec ce qui a été effectivement vérifié ? »

Commentaires

Le juge et l'historien n'a pas eu les effets escomptés par son auteur : Sofri a été condamné par la justice italienne, après une procédure riche en rebondissement. Après avoir été jugé coupable une première fois en première instance et en appel, la cour suprême italienne annule le premier jugement pour graves vices de méthode et de logique en 1992. La cour de renvoie acquitte les inculpés mais au moyen d'un « verdict suicide », c'est-à-dire rédigé de façon si ouvertement illogique qu'il s'expose à l'annulation pour vice de forme. La cour suprême l'annule à son tour en 1994. La cour de second renvoi condamne à nouveau les inculpés et ce verdict est confirmé par la cour de cassation en 1997.

Aucun commentaire:

Enregistrer un commentaire

Remarque : Seul un membre de ce blog est autorisé à enregistrer un commentaire.