lundi 4 mai 2015

Diderot, Jacques le Fataliste et son maître (1778-1780)

L’auteur

Denis Diderot est né en 1713 à Langres. Il fait ses études chez les jésuites puis est reçu maître ès arts de l'université de Paris. En 1746, reprenant l'idée du libraire Le Breton de publier une traduction de la Cyclopaedia de l'anglais Chambers – dictionnaire contenant des articles et des planches sur les arts mécaniques – il s'engage avec D'Alembert dans la rédaction de L'Encyclopédie. Diderot en élargit le projet en ambitionnant de rendre compte de toutes les connaissances contemporaines, de traquer les préjugés en diffusant des connaissances et de conduire les hommes à penser librement en se laissant guider par la raison. L'ouvrage est publié en secret en 1749 car condamné par la censure en raison des idées nouvelles jugées subversives qu'il véhicule. La même année, dans la Lettre sur les aveugles à l'usage de ceux qui voient, Diderot confesse son athéisme, ce qui lui vaut un emprisonnement à Vincennes, d'où il ne sortira que contre la promesse de ne plus jamais rien publier qui déplaise aux autorités en place. En 1765, l'impératrice Catherine II de Russie devient sa protectrice attitrée. Il décède en 1784.

L’ouvrage

La rédaction de Jacques le Fataliste s'inscrit dans un contexte d'effervescence culturelle : salons, clubs, cercles littéraires et philosophiques, académies. Jacques le Fataliste, publié en feuilletons entre 1778 et 1780 puis de manière posthume en 1796, est une œuvre moderne dans laquelle le dialogue est privilégié dans le but de permettre aux points de vue de se rencontrer et qui pose des questions philosophiques. Diderot narre le voyage de Jacques et son maître vers un but dont le lecteur n'est informé qu'à la fin du livre. Leur dialogue est entrecoupé de multiples récits et des interventions du narrateur s'adressant au lecteur. Diderot y dépeint de façon réaliste la société de son époque tout en développant le thème du fatalisme et du déterminisme.

Le style littéraire choisi par Diderot lui permet d'intégrer naturellement dans le récit ses idées sur le fatalisme notamment. L'ouvrage véhicule une vision nouvelle de la société, particulièrement perceptible dans les relations entre Jacques et son maître.

Un roman picaresque

Jacques le Fataliste est une œuvre à la narration complexe, fondée sur un dialogue entre un maître et son valet, dialogue qui se rattache à son tour à un autre dialogue entre le narrateur et son lecteur et auquel les récits des personnes rencontrées viennent également se raccrocher. Jacques et son maître voyagent à cheval, d'auberge en auberge, sans but précis – du moins le but n'est pas connu du lecteur avant la fin de l'ouvrage. Ils causent sur le chemin, vivent des aventures au gré du voyage, croisant la route d'autres personnages. La trame narrative qu'offre le roman picaresque est souple, c'est celle du voyage, de la route et de ses aventures : scènes de brigandage, rencontres dans les auberges, notamment dans la première partie du roman.

La construction de Jacques le Fataliste est donc globalement empruntée au roman picaresque, tradition romanesque développée en Espagne aux seizième et dix-septième siècles – Don Quichotte de Cervantes ou Gil Blas de Santillane de Lesage – genre qu'il parodie. C'est d'ailleurs un grand roman picaresque du dix-huitième siècle qui a influencé Diderot : Le compère Mathieu de l'abbé Dulaurens, mentionné dans Jacques le Fataliste. Diderot présente son ouvrage comme « le plus important qui parut depuis le Pantagruel de François Rabelais et La vie et les aventures du compère Mathieu ».

L’œuvre apparaît comme un ensemble décousu : pas de division en chapitres, même si le voyage se déroule sur plusieurs journées. L'errance romanesque des personnages se traduit ainsi dans le texte. Son mouvement est sans cesse interrompu et renoué, on dénombre de multiples histoires et personnages : le voyage picaresque vers nulle part, le récit discontinu fait par Jacques de ses amours, les digressions des personnages et les commentaires du narrateur.

La cohérence du roman tient toutefois à ses deux récits-cadres : le voyage sans but de Jacques et son maître et l'histoire principale des amours de Jacques qui fournissent le début et le dénouement du roman.

La progression par digressions

Les digressions romanesques sont nombreuses. Diderot fait intervenir de nombreux narrateurs – aubergiste, compagnons de voyage etc. – procédant de plusieurs styles : ainsi trouve-t-on des histoires proches de la tradition littéraire médiévale du fabliau – le récit des faux dépucelages successifs de Jacques – un drame bourgeois – l'histoire de la vengeance d'une amante délaissée, Madame de la Pommeraye. Chaque récit est en permanence interrompu, reporté, c'est alors un autre qui commence et s'interrompt à son tour. Finalement ces multiples interruptions et digressions forment un ensemble cohérent. Viennent s'y ajouter les interventions du narrateur qui s'adresse au lecteur, s'amusant de ses attentes. Il oblige le lecteur à sortir de la fiction et à entrer dans la critique des procédés narratifs utilisés procédant de la fantaisie et de la surprise et qui ont pu faire parler d’ « anti-roman ». Ainsi, le narrateur propose parfois à son lecteur deux pistes différentes, faisant mine de le laisser libre dans la conduite du récit : « Si vous voulez suivre Jacques, prenez-y garde [...]. Si, l'abandonnant seul [...] vous prenez le parti de faire compagnie à son maître. vous serez poli, mais très ennuyé [...] ».

La progression par digressions a été empruntée au Tristram Shandy de Laurence Sterne, écrivain anglais. Le lecteur est en permanence surpris, impatient de connaître le dénouement des histoires laissées en suspens. Ces rebondissements sont introduits à dessein par l'auteur pour reproduire les hasards de la vie : Diderot cherche donc par ce style narratif à créer un ouvrage crédible et réaliste, à l'inverse du roman de l'époque. En effet, dès le début du roman, le ton est donné : le narrateur affirme sa liberté et s'emploie à déjouer l'illusion romanesque : « Comment s 'étaient-ils rencontrés ? Par hasard, comme tout le monde. Comment s'appelaient-ils ? Que vous importe ? D'où venaient-ils ? Du lieu le plus prochain. Où allaient-il ? Est-ce que l'on sait où l'on va ? [...] ».

Jacques le Fataliste et la crise du roman

L'originalité de Jacques le Fataliste tient au statut du narrateur. Bien loin d'entretenir l'illusion romanesque, celui- ci ne cesse de révéler sa présence. Cette interpellation constante du lecteur
par le narrateur engage le problème du réalisme et de la liberté du romancier. L'ouvrage traduit en effet la crise que traverse le roman au dix-huitième siècle, le genre étant accusé de frivolité, d'invraisemblance et de flatter l'imagination plutôt que la raison.

Jacques le Fataliste cherche à démystifier le roman à la mode en son temps – roman d'amour, de chevalerie, d'aventure – en masquant la fiction derrière l'affirmation de véridicité et en faisant le pari du réalisme. Diderot intègre ainsi son questionnement sur le romanesque et sa réflexion philosophique dans la narration.

La relation valet-maître

Jacques le Fataliste est une œuvre éponyme Le prénom donné au héros évoque le monde paysan : un Jacques est un paysan, une jacquerie une révolte de paysans. Le valet vient en effet de la campagne, obligé pour survivre à devenir soldat puis domestique. Il est bon vivant, grand buveur. Diderot s'est inspiré de Rabelais : Jacques glorifie tous les plaisirs de la vie tels que nourriture et vin. Il accorde une grande importance au corps et à la quête du plaisir – histoires grivoises, maladies de Jacques.

Jacques apparaît en tête de titre. Il a préséance sur son maître qui est d'ailleurs réduit à sa seule fonction sociale face à lui, d'où l'importance que revêt l'adjectif possessif « son ». La relation entre le maître et le valet est très libre, dégagée des schémas sociaux. Jacques accepte d'être battu la première nuit puis se révolte la deuxième fois où son maître tente de le battre et finalement le menace de s'en aller. Le maître prend conscience de son attachement à son valet et la relation de servitude s'inverse : Jacques est traité en ami et prend clairement l'avantage sur son maître au cours du roman. Celui-ci sera finalement contraint de se reconnaître soumis à son valet. Jacques s'inscrit dans la lignée des valets bavards comme Sganarelle de Molière et annonce aussi le Figaro de Beaumarchais par son insolence et sa virtuosité verbale.

Au simple prénom de Jacques vient dans le titre se confronter la position sociale du maître : c'est celui qui écoute, se met en colère mais le plus souvent est bon avec son valet. Le mal de gorge de Jacques vers la fin du récit permet au maître de devenir le narrateur en même temps que le héros du conte : il a été trompé par la jeune fille qu'il courtisait et son meilleur ami. C'est vers la fin du texte, en se vengeant de ce dernier rencontré fortuitement, qu'il précipite le dénouement: Jacques est emmené en prison pour le meurtre commis par son maître.

La critique du fatalisme

Dès le début de l'ouvrage, Diderot présente au lecteur la thèse que Jacques reprendra tout au long du voyage : « Tout ce qui nous arrive de bien ou de mal est écrit là-haut ». Cette thèse a été enseignée à Jacques par son capitaine lorsqu'il était à l'armée : le destin de chaque homme est écrit à l'avance par une entité supérieure (Dieu) dans un « grand rouleau » et ne peut donc pas être changé, quel que soit son comportement.

Jacques oppose ce fatalisme – du latin « fatum » : « sort » ou « destinée » – à chaque événement survenu ou à venir : ainsi lorsque son maître le bat ou lorsque son cheval emballé lui cogne la tête à un linteau de porte (« Il était donc écrit là-haut ! »).Cette doctrine impose un certain comportement : il est tout d'abord inutile d'agir pour tenter de déjouer le fil de son destin. Ainsi, lorsque Jacques envisage la possibilité d'être trompé par sa femme , il raisonne en ces termes : « S'il est écrit là-haut que tu seras cocu, Jacques, tu auras beau faire, tu le seras ; s'il est écrit au contraire que tu ne le seras pas, ils auront beau faire, tu ne le seras pas ; dors donc, mon ami. Et il s'endort ». Il est également inutile de tenter de prévoir les conséquences de son action, et donc d'être prudent, car « le calcul qui se fait dans nos têtes et celui qui est arrêté sur le registre d'en haut sont deux calculs bien différents ». Pour Jacques, tous les événements sont donc liés entre eux « comme les chaînons d'une gourmette », et ce qui les relie est ce « grand rouleau » infaillible. Diderot introduit les critiques de ce fatalisme en pointant les contradictions de Jacques de diverses manières tout au long de son ouvrage.

Tout d'abord, l'attitude de Jacques n'est la plupart du temps pas conforme à celle que son fatalisme devrait lui dicter. Diderot montre que Jacques agit en réalité tout à fait librement et que l'invocation du destin, loin de paralyser son action, lui sert souvent à justifier des décisions qu'il prend librement. Ainsi, lorsqu'il est menacé par des hommes armés, « Jacques consulta un moment le destin dans sa tête ; il lui sembla que le destin lui disait : Retourne sur tes pas ; ce qu'il fit » ou à se consoler d'un malheur en se rappelant qu'il était inévitable puisqu'« inscrit là-haut ».

En outre, la thèse fataliste mène à la négation de toute morale, puisque le bien ou le mal que fait chaque homme n'est pas imputable à lui-même mais au grand rouleau. Comme le fait remarquer le maître à Jacques, « en raisonnant à ta façon, il n'y a point de crime qu'on ne commît sans remords ». Pourtant, Jacques n'est pas indifférent à toute considération morale ; l'épisode où il donne son dernier argent à une femme qui a brisé la cruche d'huile de son maître le prouve.

Enfin, le fatalisme suppose que l'on croie en un Dieu auteur du « grand rouleau », maître de notre destin. Jacques ne cesse au contraire d'affirmer son manque de foi. Le fatalisme est ainsi présenté à travers l'ouvrage comme une doctrine à la fois stupide et impossible à mettre en pratique puisque Jacques lui-même n'agit pas en fataliste

Le « fatalisme » tel que présenté par Jacques est une doctrine impossible à mettre en œuvre. Jacques partage l'opinion de son capitaine qui se réclame lui-même de Spinoza qui dans son Ethique mêle en effet étroitement liberté et nécessité – la nécessité désigne dans le langage philosophique ce qui est produit par des liens causaux inéluctables. Pour lui, Dieu est un, absolu et infini par nature. Il est donc tout- puissant et libre. Mais comme Dieu est en toute chose, ce que veut Dieu se confond avec ce qui est – par exemple, Dieu a voulu que l'homme soit doué de parole, c'est pourquoi l'homme peut parler. Ce que Dieu veut se produit nécessairement : la liberté de Dieu est donc nécessitée. Il n'en est pas de même pour les hommes qui ne sont, eux, pas tout-puissants. Puisque l'homme ne peut pas tout, s'il veut voir ses désirs se réaliser il faut que ceux-ci coïncident avec la nécessité. L'homme doit donc vouloir la nécessité, c'est-à-dire maîtriser ses désirs de telle façon qu'ils coïncident avec les plans divins. Pour que sa liberté ait un sens, l'homme doit dominer ses passions et employer sa liberté à agir selon la nécessité, c'est-à-dire selon la volonté de Dieu. C'est en cela que la doctrine de Spinoza se rapproche de celle de Zénon – auquel Diderot fait allusion dans les dernières lignes de Jacques le Fataliste – fondateur de l'école stoïque au quatrième siècle avant notre ère et qui prônait l'indifférence à tout ce qui n'est pas conforme à la raison universelle à l’œuvre dans le monde et l'engagement de l'homme au service de cette raison immanente. Le fatalisme prôné par Jacques et la négation de la liberté humaine et des valeurs morales qu'il implique sont donc très éloignés des doctrines philosophiques qu'il invoque.

En réalité, Jacques n'est pas fataliste ; il se comporte en homme soucieux du bien et du mal, conscient des résultats probables de son action et désireux d'agir pour le mieux à tout moment. Jacques est en fait beaucoup plus proche de la philosophie de Diderot qu'il ne semble à première vue. En effet, Diderot, en philosophe athée matérialiste, pense que tout ce qui se passe dans le monde réel est explicable rationnellement par des lois scientifiques. Le monde est donc bien gouverné par une nécessité, c'est-à-dire un enchaînement d'événements liés entre eux par une causalité inéluctable mais cette nécessité ne résulte pas d'un « grand rouleau » comme l'affirme Jacques ; elle n'est pas « écrite là-haut » mais résulte des lois naturelles de la biologie ou de la physique. Cette doctrine est appelée déterminisme même si l'usage du mot, apparu au début du dix-neuvième siècle quelques années après la mort de Diderot est ici anachronique.

Si Jacques est désigné comme fataliste, c'est parce qu'il attribue les causes des événements à un « grand rouleau » écrit par un auteur tout-puissant, mais sa manière d'agir montre qu'il cherche à établir des liens rationnels entre les événements auxquels il est confronté et à agir en conséquence. Ainsi, lorsque son maître insinue que le fait que son cheval s'obstine à le mener devant des gibets pourrait être un signe annonciateur d'une mort prochaine par pendaison, Jacques refuse cette éventualité au motif qu' « [il] a beau revenir sur le passé, il n'y voit rien à démêler avec la justice des hommes ». Jacques cherche spontanément une raison à cette éventuelle pendaison, attitude déterministe, alors qu'un vrai fataliste aurait passivement accepté cette possibilité.

La distinction entre déterminisme et fatalisme peut apparaître au premier abord ténue : les événements sont causés par une suite des causes liées entre elles par la nécessité – « Mon capitaine disait : « Posez une cause, un effet s'ensuit ; d'une cause faible, un faible effet ; d'une cause momentanée, un effet d'un moment, [...] d'une cause cessante, un effet nul » »). Cependant, cette nécessité est divine selon le fataliste alors que pour le déterministe elle résulte des lois de la nature. Cette différence est lourde d'enjeux à la fois quant à la nature de l'homme et quant à son action. Le fataliste attribue chaque événement, chaque comportement à un plan divin auquel non seulement il ne peut pas déroger, mais qu'il ne peut pas non plus comprendre ou prévoir. Il en résulte une négation totale de la liberté de l'homme comme du sens de son action, et donc une inutilité de celle-ci et une incitation à la résignation et à la passivité. Pour le matérialiste au contraire, les causes de chaque phénomène sont à rechercher dans la nature et peuvent être appréhendées par la raison. Bien que l'homme ne soit pas capable d'appréhender parfaitement ces causes et donc de prévoir chaque événement et les conséquences de chacune de ses actions, il peut – et doit – toutefois utiliser sa raison pour essayer de comprendre la chaîne des nécessités. Le déterminisme, sans faire cependant preuve d'un optimisme démesuré, incite donc l'homme à agir et à utiliser sa raison. On peut penser que Jacques reflète assez fidèlement la pensée de Diderot lorsqu'il dit « Faute de savoir ce qui est écrit là-haut on ne sait ni ce qu'on veut, ni ce qu'on fait, et [...] on suit sa fantaisie qu'on appelle raison , ou sa raison qui n'est souvent qu'une dangereuse fantaisie qui tourne tantôt bien tantôt mal. Mon capitaine croyait que la prudence est une supposition dans laquelle l'expérience nous autorise à regarder les circonstances où nous nous trouvons comme causes de certains effets [...].».

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