L’auteur
Marqué
par des influences traditionalistes et conservatrices, Philippe Ariès
(1914-1984) grandit dans une famille catholique et royaliste. Il
étudie chez les jésuites et milite quelque temps au sein des
« Lycéens et collégiens de l'Action française ». Il
écrit notamment dans l'Étudiant français, magazine des
étudiants de l'Action française, auquel participe également Claude
Roy, Raoul Girardet, Robert Brasillach, Pierre Gaxotte ou encore
Pierre Boutang. Il s'éloigne progressivement de l'Action Française
qu'il juge « nationaliste et autoritaire » alors que lui
se définit « traditionaliste » et sensible au modèle
anarchique et royal du dix-neuvième siècle.
Ayant en
outre échoué à l'agrégation, Philippe Ariès connaît une
reconnaissance limitée en France mais bénéficie d'un écho
international dès la publication de son ouvrage L'enfant et la
vie familiale sous l'Ancien Régime en France, publié en 1960 et
traduit en anglais. Ce n'est qu'en 1977, lorsqu'il intègre l'École
des Hautes Études en Sciences Sociales en tant que directeur
d'études, qu'il obtient de ses pairs la reconnaissance du statut
d'historien.
Fondant
ses travaux sur la démographie historique, Philippe Ariès est l'un
des créateurs de l'histoire des mentalités, en rupture avec la
domination alors de l'école des Annales et de son obsession
économiste.
L’ouvrage
Dans ses
Essais sur l'histoire de la mort en Occident, Philippe Ariès donne à
voir la mort non pas comme un simple phénomène naturel, figé,
physiologique, mais comme un événement sociologique crucial, chargé
de sens, de représentations conceptuelles, symboliques et morales
qui conditionnent nos comportements face à lui. Au travers de
l'histoire de la mort – qu'il faut comprendre comme étant une
histoire des mentalités – Ariès propose une lecture des mutations
sociales, psychologiques et morales qui s'opèrent dans les sociétés
occidentales du Moyen-Age à nos jours.
Ariès
s'est interrogé sur la mort après avoir mené une étude sur la
famille. La famille est en effet souvent présentée comme une
réalité ancienne menacée par la modernité ; or Ariès
souligne le fait qu'il s'agit en réalité d'un phénomène récent
et lié à une étape décisive de cette modernité. N'en est-il pas
de même pour la mort ?
L'ouvrage
tend à défaire le lecteur d'un certain nombre d'idées reçues au
sujet de la mort et met en évidence des conceptions différentes et
concurrentes de la mort au fil du temps. Notre conception actuelle de
la mort n'est en effet pas forcément celle que l'Occident a toujours
connue.
La
lecture que Philippe Ariès nous donne de la mort à travers les âges
procède d'une grille d'interprétation qui place au centre de son
analyse la naissance de l'individu moderne, la prise de conscience de
soi, de l'individualisme et sa progression comme facteur
d'explication majeure des évolutions des mentalités et des
attitudes face à la mort.
L'enjeu
de ces Essais réside dans la question de savoir comment et
pour quelle raison s'est opéré le passage d'une familiarité avec
la mort – mort « apprivoisée »,solennelle, affaire de
la collectivité – à une mort devenue innommable, refoulée,
cachée, médicalisée, face à laquelle sentiments d'angoisse et de
solitude prédominent. Pour Ariès, ce renversement des sentiments et
des idées ne doit pas s'analyser comme le fruit d'une coupure
brutale entre Anciens et Modernes, mais comme le résultat de
nombreux changements lents et progressifs au cours des siècles.
Les
attitudes devant la mort
Historiquement,
la mort était un phénomène totalement accepté et qui n'était pas
craint. Les charniers se trouvaient en pleine cité et hommes –
commerçants, jongleurs etc. – les côtoyaient sans s'en émouvoir.
Le
mourant ne fuyait pas mais au contraire prenait ses dispositions, se
préparait sans tomber dans le drame. La mort n'était pas un
déchirement. C'était une chose familière, proche, atténuée,
indifférente. La mort était un processus ritualisé jalonné par
différentes étapes : le regret de la vie, la demande de
pardon, la prière et l'absolution. La cérémonie était publique,
ouverte à tous, famille, enfants, voisinage, etc. La mort était
acceptée tant par le mourant que par les tiers qui assistaient à sa
fin.
La
mort de soi
L'attitude
face à la mort évolue avec l'individualisation des sociétés.
Apparaît alors la représentation du jugement dernier qui consiste
en la séparation des bonnes et mauvaises actions devant une Cour de
justice qui a pour but d'évaluer la vie du mourant. Une lutte
cosmique entre le bien et le mal prend place autour du lit du
mourant. À partir des quatorzième et quinzième siècles, apparaît
l'idée selon laquelle l'homme revoit toute sa vie défiler.
Parallèlement, le cadavre devient un objet artistique et littéraire.
Par
ailleurs, à partir du douzième siècle, la préservation de la
mémoire du défunt – et donc de son individualité – devient une
priorité. Cette volonté provient avant tout du défunt qui
organise, par la rédaction d'un testament, l'entretien de sa
sépulture de son vivant et achète des services religieux pour le
salut de son âme. Le mourant et se proches s'assurent que le corps
sera enterré au plus près de l'église et de ses saints.
La
mort de toi
Entre le
seizième et le dix-huitième siècle, la mort est dramatisée. Ce
phénomène conduit les individus à s'intéresser à la mort de
l'autre, qui n'est plus indifférente.
Dès le
seizième siècle, apparaît une nouvelle vision de la mort. Elle est
d'abord perçue comme une transgression, ce dont témoigne son
érotisation – la mort devient une transgression tà l'instar de
l'acte amoureux. Un nouveau rapport entre la mort et la famille est
établi : modification du rôle des testaments qui se laïcisent,
volonté de rester dans les mémoires, confiance accrue envers les
proches pour la prise en charge du défunt etc. Un vrai travail de
deuil doit être accompli par la famille. C'est le point de départ
du refoulement de la mort.
Apparaît
un véritable culte des tombeaux et des cimetières. Il devient
intolérable d'entasser les morts en raison de considérations de
santé publique mais aussi par respect de la dignité du défunt. Le
fait de se soucier plus de l'âme – messes post-mortem, sépultures
entassées dans les cours des églises sous prétexte qu'elles
doivent être au plus près des saints et des prêtres qui
officiaient pour le salut des âmes – que du corps est critiqué.
Désormais, le cadavre est enterré chez soi ou dans les cimetières
publics afin de pouvoir se recueillir. Ce lieu appartient à la
famille qui peut se souvenir de l'être perdu.
A partir
du dix-neuvième siècle, survient l'émotion autour du lit de mort.
Les rites classiques demeurent, mais deviennent des automatismes et
perdent leur caractère central dans la cérémonie. Ce qui est mis
en avant, c'est la douleur des proches.
La
mort interdite
Depuis
trente ans, la familiarité de la mort a disparu, celle-ci devenant
honteuse et tabou. Les signes de cette évolution sont nombreux. Par
exemple, on cache la mort aux enfants en leur disant que le défunt
est ailleurs ; alors qu'il y a quelques décennies le sexe était
tabou et la mort familière aux enfants, on leur parle plus
facilement de sexe que de mort, et on leur interdit l'accès au lit
du mourant. En outre, on prétend épargner le malade en lui
dissimulant sa mort proche. Enfin, les rites s'effacent : le
lieu du décès n'est plus le domicile mais des lieux médicalisés,
on ne présente plus ses condoléances à la fin de la cérémonie,
les tenues noires disparaissent.
Richesse
et pauvreté devant la mort au Moyen-Age
Dans la
première moitié du Moyen-Age, qu'il concerne des pauvres ou des
riches, le rituel de la mort était en tout point similaire. Dans la
seconde moitié du Moyen-Age, cette égalité devant la mort cesse.
Sur le lit de mort du plus riche apparaît le Jugement particulier.
Le démon présente au mourant tout ce que la mort menace de lui
ravir, qu'il a possédé et follement aimé pendant sa vie. S'il
accepte d'y renoncer, il sera sauvé et s’il veut les emporter dans
l'au-delà, il sera damné. Il s'agit de renoncer à une passion
avide de la vie, des êtres comme des choses, qui passent pour le
détourner de Dieu. Ce sentiment explique les cas de riches marchands
qui abandonnent la plus grande partie de leurs biens au monastère où
ils s'enferment en attendant la mort ou qui faisaient de multiples
legs aux hôpitaux, églises et ordres religieux. Ce phénomène
entraîne une reconnaissance des moines qui consacraient alors aux
défunts des tombeaux visibles et des épitaphes élogieuses. Les
testaments des riches défunts prévoyaient qu'en échange de legs,
les moines devaient faire des messes régulièrement pour le salut de
leur âme.
Huizinga
et les thèmes macabres
Ariès,
s'inspirant de l'historien Huizinga, analyse ici les thèmes macabres
par périodes. Ainsi les douzième et treizième siècle se
caractérisent par le refus d'exposer le mort, de montrer son visage
– mais l'usage des masques mortuaires traduisent paradoxalement une
volonté de réalisme.
Aux
quatorzième et quinzième siècle c'est moins la mort qui effraie
que la possibilité d'une damnation. L'homme du Moyen Âge assimile
destruction physique et impuissance. La mort, familière devient
émouvante non pas par elle-même mais parce qu'elle traduirait
l'échec dans la vie.
Du
seizième au dix-huitième siècle, l'évocation de la mort est
réaliste. La mort est devenue un objet de fascination, d’érotisme
macabre et de morbidité – étude des cadavres, conservations des
corps disséqués, ces pratiques ayant même lieu hors des écoles de
médecine, à titre privé.
Au
dix-neuvième siècle, la mort fait peur et l'on cesse de représenter
le défunt – répugnance pour la mort, le cadavre. La menace de la
mort effraie tout comme la crainte d'être enterré vivant.
Le
thème de la mort dans Le chemin du paradis de Maurras
Le
chemin du paradis est un
conte philosophique publié en 1895 dont l'un des grands thèmes est
celui de la mort. Lorsque Maurras écrit cet ouvrage, il est âgé de
vingt-cinq ans et obsédé par la mort. Il aime alors la mort mais
son rapport à celle-ci change en avançant dans l'âge.
Les
miracles des morts
Dès la
seconde moitié du dix-huitième siècle sont évoqués les « dangers
des sépultures ». Cette peur s'installe en deux temps :
d'abord, on pense que les cimetières sont habités par le démon, le
diable, les âmes damnées, en raison des manifestations des cadavres
en décomposition – odeurs, émanations toxiques, bruits etc. –
perçus comme des signes de présence maléfique. Puis les progrès
en sciences et en médecine amènent le souci de salubrité,
d'hygiène alors que les cimetières sont perçus comme des sources
d'épidémie.
Du
sentiment moderne de famille dans les testaments et les tombeaux
La
naissance du sentiment moderne de la famille – au sens large,
c'est-à-dire toute la maisonnée dont les parents, les enfants, les
domestiques etc. – modifie certains aspects du rapport à la mort.
Ainsi le testament de spirituel devient-il matériel : le
mourant fait confiance à sa famille pour entretenir sa sépulture et
son salut ; il ne rédige donc plus des clauses pieuses, mais
utilise le testament comme moyen de répartir ses biens. Par
ailleurs, les sépultures prennent un caractère familial avec le
développement de chapelles et caveaux familiaux.
Contribution
à l'étude du culte des morts à l'époque contemporaine
À partir
du seizième siècle, sous l'influence de la Réforme catholique et
des progrès médicaux, la piété du Moyen Âge est critiquée :
on remet en cause l'entassement des défunts dans les cloîtres et
les églises ainsi que leur contact trop proche des vivants. On
éloigne les cimetières des villes.
L’évolution
des attitudes devant la mort dans les sociétés occidentales
La mort a
aujourd'hui de nouveaux visages : nouvelles maladies – cancer
– nouveaux intervenants – personnel médical – nouveaux lieux –
hôpital. Le refus du deuil s'accroît ; la mort devient le
principal interdit moderne : toilettes funéraires pour masquer
les apparences de la mort, accroissement du nombre d'incinérations
pour faire disparaître plus vite possible le cadavre. C'est aux
États-Unis qu'apparaissent de nouveaux rites funéraires, par
exemple les techniques chimiques de conservation du corps.
A partir
des dix-neuvième et vingtième siècles,un nouveau rapport avec la
maladie et la santé apparaît. La mort est médicalisée,
l'espérance du traitement palliatif de la mort voit le jour, le
médecin se substitue à la famille. Selon Ariès, tout cela
contribue à frustrer le malade de sa propre mort.
Le
mourant ne sent plus sa mort venir. Les personnels soignants et les
médecins savent, et établissent une « dying trajectory »
que seul le patient ignore. Selon Ariès, « la mort a reculé et
elle a quitté la maison pour l'hôpital : elle est absente du
monde familier de chaque jour. L'homme d'aujourd'hui, faute de la
voir assez souvent de près, l'a oubliée : elle est devenue
sauvage et, malgré l'appareil scientifique qui l'habille, elle
trouble plus l'hôpital, lieu de raison et de technique, que la
chambre de la maison, lieu des habitudes de la vie quotidienne ».
Pendant
le dernier demi-siècle, les historiens, les spécialistes des
nouvelles sciences de l'homme se sont dérobés, autant que l'homme
vulgaire, à une réflexion sur la mort. En France nous semblons
encore au creux de l'interdit. La société prolonge le plus possible
la vie des malades mais ne les aide pas à mourir. Les mourants n'ont
plus de statut et par conséquent, plus de dignité.
La
famille abandonne son choix de décider d'une prolongation de la vie
à un médecin, quitte à se retourner contre lui plus tard et que le
patient soit dépossédé de lui-même. Le médecin décide selon
trois critères : l'humanité qui pousse à abréger les
souffrances ; la considération de l'utilité sociale de
l'individu – jeune ou vieux, célèbre ou inconnu, digne ou
dégradé ; l'intérêt scientifique du cas.