L’auteur
Antoine Garapon, né en
1952, est magistrat, membre du comité de rédaction de la revue
Esprit et fondateur de l'Institut des hautes études sur la
justice. Depuis le début des années deux mille, il est l'auteur
d'une vingtaine d'ouvrages sur la justice.
L’ouvrage
Introduction
Dans cet ouvrage, Antoine
Garapon s'interroge sur la place occupée par les rites dans la vie
juridique.
Il initie sa réflexion
par une distinction entre la justice comme valeur morale et
politique, la justice comme acte de juger. Il insiste sur le fait
qu'avant d'être une faculté morale, juger est un événement. Pour
rendre justice, il faut parler, témoigner, prouver, argumenter,
écouter et décider. Or ceci nécessite d'être en situation de
juger. Le rituel judiciaire, en délimitant un espace, un temps, en
instituant des acteurs et en fixant un objectif remplit cette
fonction.
Toutefois, dans certaines
circonstances, le rituel judiciaire produit un effet inverse à celui
souhaité initialement et conduit à l'injustice plutôt qu'à la
justice. Il arrive alors que la justice se fasse de manière «
informelle » ou
qu'elle se trouve délocalisée dans les médias, ce qui n'est pas
sans dangers. C'est pourquoi, Antoine Garapon préfère quant à lui
se faire l'avocat du « bien
juger ».
Le rituel judiciaire
Dans la première partie
de son ouvrage, Antoine Garapon consacre un chapitre à chaque rite
du procès que sont l'espace, le temps, la robe, les acteurs, le
geste et la parole judiciaires. De l'examen détaillé de chacun de
ces rites se dégagent deux idées forces : d'une part, dans les
pays latins, l'imaginaire juridique renvoie dans une certaine mesure
à une confrontation avec le sacré ; d'autre part, le procès
apparaît à certains égards comme une manière de préserve l'ordre
social en créant de l'ordre à partir du désordre.
Le symbolisme juridique
emprunte en effet à la nature et au religieux : les choix des lieux
de justice seraient désignés par les dieux – selon Carbonnier, «
les arbres attirent
le charisme divin et le transmettent aux magistrats qui sont assis à
leur ombre ». Puis, au
début du dix-septième siècle, le temple de justice s'apparente à
un lieu sacré : la hiérarchisation de la justice, matérialisée
notamment par une surélévation des bureaux des juges ou par
l'existence de marches devant les maisons de justice, évoque la
recherche d'un contact entre les hommes et le ciel.
Concernant le geste
judiciaire, la forme du serment – la main levée et nue, n'est pas
sans évoquer un contact avec la puissance et le sacré.
L'espace judiciaire
symbolise quant à lui l'ordre. Il correspond en effet à une
superposition de différentes enceintes qui renferment chacune un
ordre plus contraignant. Il reconstruit un intérieur qui incarne
l'ordre absolu face à la déréliction de la société.
Le temps judiciaire
s'apparente lui aussi à une régénération de l’ordre, du moins
en matière pénale. Le rythme judiciaire se décompose ainsi en
trois temps : tout d'abord, le retour au chaos – l'exposé public
des faits – puis l'affrontement entre le bien et le mal –
réquisitoire et plaidoirie – et enfin, le retour à la paix – le
jugement.
Enfin, la parole
judiciaire obéit à cette même logique de re-création de l'ordre.
Les débats judiciaires représentent le yâgon par
opposition au polemos, c'est-à-dire la
rationalisation de la violence dans un cadre institué par opposition
à l’affrontement direct de forces dont tout code est absent. Dans
les débats, il n’importe pas que le discours soit conforme à la
réalité mais qu'il présente en lui- même une logique parfaite,
une cohérence plus réelle que la réalité elle-même.
Le passage à la
justice démocratique
Le passage à la justice
démocratique, née à l’intersection de deux histoires distinctes
– celle du passage d'une hétéronomie à une autonomie symbolique
d'une part et celle de la dissociation progressive de la justice
d'avec le pouvoir politique d'autre part – constitue une étape clé
dans l'histoire des rites juridiques. En effet, la place occupée
jusqu'alors par l'officiel religieux est laissée vacante. Si les
symboles sont alors appelés en renfort pour réintroduire la
distance que la société démocratique ne trouve plus dans la
transcendance, ceux-ci ne mettent pas la société à l'abri de
certaines dérives.
Cette forme du procès
moderne est anticipée dès le cinquième siècle av. J.-C. par
Eschyle qui dans Les Euménides met en scène la
naissance du procès moderne, c'est-à-dire le passage de la parole
magico-religieuse au débat démocratique. Les serments qui
tranchaient par la force religieuse cèdent la place à la discussion
qui permet à la raison d'exposer ses arguments, offrant l'occasion
au juge de se faire une opinion après avoir entendu le pour et le
contre.
Cela n'est pour autant
pas toujours garanti. En effet, il arrive que dans certaines
circonstances, le rituel judiciaire, a priori destiné à établir
une distance nécessaire ne puisse garantir la justice. C'est par
exemple le cas de la parodie que représente le procès stalinien. Le
rituel judiciaire est ici dévoyé. Tout est mis en scène, le
verdict importe peu : la condamnation précède le procès – les «
livrets de mise en scène »
détaillent au préalable chaque intervention. Le rituel semble alors
à l'origine d'une injustice odieuse et criante
De l'Etat providence à
l'Etat pénal
Un autre cas de
détournement du rituel judiciaire est à l’œuvre dans nos
sociétés contemporaines quand la justice devient un simple moyen
pour les citoyens d'exprimer leur colère – par exemple celle
d'avoir perdu le contrôle sur leurs rues et quartiers – et que
l'auteur nomme la « justice
expressive ».
Antoine Garapon cite à
ce propos, l'évolution qu'a connu le droit pénal depuis la fin des
Trente Glorieuses. Il constate en effet que ce dernier est devenu un
moyen pour nos sociétés modernes d'exorciser leurs difficultés, ce
qu'atteste l'extension du champ de la justice pénale à des
catégories de populations comme les médecins ou les hommes
politiques ou encore l'intensification de la répression pénale. La
justice pénale est devenue l'arme de contrôle, voire de destruction
de tout pouvoir rendu systématiquement suspect. Le nouveau statut
symbolique attaché à la justice laisse alors entrevoir un nouveau
risque : celui de la perte de la maîtrise du dispositif symbolique.
Le procès devient une sorte de machine infernale qui se retourne
contre celui qui ne l'a conçu que pour
sa propre défense ; ce
processus aboutit in fine à une réévaluation du statut de
victime et à une dévaluation de celui du souverain.
Les remèdes
Face à ces phénomènes,
des expériences ont été entreprises afin d'accorder une moindre
place au
rituel, ce dernier étant
perçu comme responsable des dérives.
La première de cette
entreprise est la « justice
informelle ». Aux origines de la justice, il est en effet
apparu nécessaire de canaliser la «
violence impure »
d'un crime par une « violence
pure ». En effet, dans la
mesure où la violence s'apparente à un processus infini qui appelle
sans cesse une violence supérieure et où prétendre maîtriser la
violence par la violence n'est qu'enfermement dans l'escalade de la
vengeance, il est apparu nécessaire à la société de réagir en
trompant la vengeance. Le sacrifice a été la première forme
imaginée pour contenir cette violence grâce au spectacle d'une
autre violence déviée sur un être sans défense. Puis,
progressivement, le système judiciaire s'est substitué au sacrifice
pour remplir cette fonction. Toutefois, le problème vient de ce que
la pratique peut s'user et ne plus remplir sa fonction d'élimination
rituelle de la violence, menaçant ainsi la société d'un
envahissement de la vengeance infinie, ce que René Girard appelle la
« crise sacrificielle ».
L'accusé est alors écrasé par le cérémonial et l'on assiste à
des « cérémonies
dégradantes ». Dans ce
contexte, le mouvement de justice informelle semble devenir un moyen
d'échapper à la dimension sacrificielle a priori inhérente à la
justice. Elle se caractérise par une suppression du symbolisme : les
rapports sociaux, les enquêtes de personnalités, les expertises
psychiatriques sont préférées aux «
grossière astuces »
du rituel judiciaire. Le centre de gravité passe de la salle
d'audience au cabinet du juge. La justice informelle aboutit à un
paradoxe : alors que l'affaiblissement du formalisme dans la justice
de cabinet était censé améliorer le sort des justiciables, il
favorise au contraire un contrôle plus grand de l'Etat. En effet,
privé de ses attributs symboliques qui lui rappellent sa fonction de
représentant, le magistrat est tenté de se consacrer législateur
en s'identifiant à la loi. Finalement, la justice informelle produit
des inquiétudes de trois ordres : une angoisse de la disparition des
repères symboliques, une peur du vide moral, le spectre d'un Etat
qui met sous tutelle douce ses sujets.
Une autre voie pour
compenser les défaillances du rituel consiste à mêler les médias.
L'intrusion des médias dans la justice n'est justifiée par aucun
droit écrit mais par l'évocation d'un «
droit à la transparence ».
Ce dernier procède, selon l'auteur, d'une compréhension naïve de
la démocratie d'après laquelle il faudrait tout voir et tout
montrer, tout de suite et à tout le monde. Antoine Garapon nous met
en garde contre l'effet pervers de ce droit qui pourrait entraîner
la démocratie dans au moins deux impasses. Tout d'abord, les médias
opèrent une délocalisation de l'espace, une dislocation du temps –
tout différé est suspect alors qu'il se révèle parfois nécessaire
à la découverte de la vérité – une disqualification des acteurs
– confusion des auditoires de justice qui, en valorisant l'opinion
publique au détriment des parties et de la communauté des juristes,
fait la part trop belle à l'émotion et à l'ignorance – une
dépolitisation du sujet, une mise sur le même plan d'une violence
institutionnelle et de la violence tout court, et enfin une
désintégration de la violence – à la différence de la violence
rapportée par les médias, le rituel judiciaire montre en même
temps le spectacle de la transgression et celui de sa résorption –
annonçant une nouvelle « crise
sacrificielle »,
c'est-à-dire une perte de la différence entre violence impure et
violence purificatrice. En outre, la transparence totale prônée par
les médias relève du fantasme. Grâce à la procédure, forme vide
prête à accueillir toutes les versions des faits, tous les
arguments en leur imposant une certaine éthique de la mise en récit,
le procès contrôle la manière dont les faits sont présentés,
prouvés et interprétés. Au contraire, à la télévision, la
construction de la réalité, qui est implicite – donc subie –
échappe à toute discussion. Les médias se présentent comme des
moyens de représentation plus accessibles, plus fidèles à la
réalité, plus démocratiques que le cadre procédural d'une salle
d'audience. Toutefois, en s'affranchissant de la contrainte de la
procédure, ils s'asservissent au rapport de force que la procédure
cherche à éviter et risquent de donner au plus puissant le choix
des armes et la définition de la règle du jeu – c'est l'illusion
de la démocratie directe.
Le « bien juger »
Selon l'auteur, tout
laisse à penser que jamais le procès ne pourra être libéré de sa
violence symbolique et de ses éléments archaïques. Par conséquent,
il faut s'efforcer de repenser la justice, non pas contre mais avec
le rituel. Cette entreprise, Antoine Garapon la nomme le «
bien juger » et
l'oppose à la quête directe de justice.
Le « bien juger »
procède d'une double mise à distance : d'une part, la mise à
distance de la violence première – le cadre rituel permet
d'absorber les émotions, de maintenir éloigné le pouvoir politique
et de mettre à égale distance les parties ; d'autre part, la mise à
distance de l'injustice potentielle de la réponse légale – il
s'agit ici de tenir compte de la déformation que fait subir au cas
sa mise en forme par le procès.
Juger est, selon
l'auteur, un travail permanent de mise à distance commencé par le
rituel et achevé par la parole. Cela nécessite, pour le juge, de
s'arracher à un jugement spontané afin de se faire «
tiers à soi-même ».
Pour autant, ce souci de bien juger n'est pas, pour l'auteur, une
garantie suffisante. A cela, doit s'ajouter une exigence de
motivation sérieuse des jugements.
Conclusion
Aujourd'hui, la
démocratie semble entretenir une relation ambiguë avec ses symboles
; bien qu'elle en ait besoin, elle ne cesse de s'en méfier.
Selon Antoine Garapon, le
combat pour la démocratie a changé de camp. En effet, pendant
longtemps, il était conçu comme une lutte pour s'émanciper des
institutions. Aujourd'hui, il se demande s'il ne faudrait pas qu'il
se traduise par une réhabilitation du rituel, cette dernière
permettant de se réconcilier avec le symbolique, dont l'objet
premier serait de marquer la prééminence du collectif sur
l'individuel.
A ce titre, l'auteur
évoque la nécessité d'une lutte pour des rites «
plus vrais », la
promotion de signes faisant lien et exprimant un destin commun.
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