Benedict
Anderson est né le 26 août 1936 à Kunming en Chine, d'une mère
anglaise et d'un père irlandais. Diplômé d'un Bachelor of Arts à
Cambridge en 1957, il s'intéresse à la politique et à l'histoire
de l'Asie du Sud-Est dans le cadre de son doctorat et rejoint le
programme d'étude de l'Indonésie de l'université de Cornell. Il se
rend donc à Jakarta en 1961 pour y poursuivre ses recherches. En
1966, après le coup d'État communiste qui a eu lieu l'année
précédente, Anderson publie un manifeste, le Cornell Paper,
qui dénonce une « révolution » davantage guidée par
« le mécontentement des officiers » que par une
quelconque idéologie. Il doit s'exiler et passe donc quelques années
en Thaïlande avant de repartir pour les États-Unis. Il est
actuellement directeur du Modem Indonesia Program et enseigne les
relations internationales à Cornell.
L'ouvrage
L'imaginaire
national : réflexions sur l'origine et l'essor du nationalisme
a été publié une première fois en 1983 puis enrichi de deux
chapitres supplémentaires en 1991.
Le
constat de départ d'Anderson est le suivant : le concept de
nation connaît un succès général depuis la Seconde guerre
mondiale et transcende tous les clivages idéologiques.
L'organisation des nations unies est le symbole de cette légitimité
universelle de l'idée nationale. De même, les mouvements
indépendantistes coloniaux luttent au nom de leur singularité
nationale. En outre, les nationalismes sont de plus en plus nombreux
au sein même des Etats-Nations déjà constitués.
Le
nationalisme a déjà été objet d'innombrables études historiques
mais la plupart ont pour cadre le dix-neuvième siècle européen. En
contrepoint, le livre d'Anderson développe une réflexion qui vise à
penser le nationalisme en tant que phénomène global, à échelle
mondiale, et abandonne donc une approche avant tout centrée sur le
Vieux Continent.
Anderson
affirme dès l'introduction que la nation est une « communauté
politique imaginaire, et imaginée comme intrinsèquement limitée et
souveraine ». Elle est imaginaire parce qu'il s'agit d'une
entité regroupant tant de personnes qu'il n'est pas possible qu'un
individu connaisse tous les autres. Elle est limitée parce que tous
les nationalismes reconnaissent des limites à la nation et
n'englobent jamais l'humanité tout entière dans son sein. Enfin,
elle est souveraine, car l'idée de nation nait selon Anderson durant
la période des Lumières et de la Révolution quand l'Etat devient
un rempart face aux structures hiérarchiques imposées par la
religion. Il n'y a donc pas de communauté nationale préexistante,
celle-ci n'existe qu'une fois inventée, créée. L'adhésion à
l'idée nationale ne va donc pas de soi et est historiquement datée.
Anderson
interroge alors les conditions historiques d'apparition du sentiment
nationaliste et l'évolution de celui-ci, de l'indépendance créole
aux mouvements de libération de l'après Seconde guerre mondiale.
L'émergence
de la « nation » est rendue possible par
l'affaiblissement concomitant de la communauté religieuse, de la
légitimité dynastique et par une mutation de la perception du
temps.
Ces
phénomènes laissent le champ libre à l'émergence de la
« communauté imaginée » qu'est la nation mais n'en sont
pas les causes directes. C'est en effet l'avènement du « capitalisme
de l'imprimé » qui provoque l'essor de ce sentiment.
L'existence d'une langue commune permet en effet aux individus de
prendre conscience qu'ils appartiennent une communauté spécifique
de lecteurs, limitée dans l'espace.
Le
modèle créole
Ces
observations ne sont néanmoins pas suffisantes pour expliquer le
développement de certains nationalismes. Ainsi Anderson se
penche-t-il sur la question créole qui peut faire figure de modèle :
les habitants des Amériques qui obtiennent leur indépendance
vis-à-vis des puissances européennes à la fin du dix-huitième
siècle parlaient la même langue que ceux qu'ils désignaient comme
des « oppresseurs » et étaient originaires de ces
lointaines terres. En outre, Anderson remarque que les États libres
qui se constituent une fois la tutelle européenne levée suivent le
même tracé que les provinces coloniales. Deux facteurs expliquent
alors la formation de nationalismes créoles ainsi limités. Tout
d'abord, le découpage administratif colonial respecte en Amérique
du Sud une certaine logique géographique, les communications à
l'époque préindustrielle entre les différentes provinces
américaines de l'Empire espagnol sont très malaisées. Par exemple,
il faut quatre mois pour se rendre de Buenos Aires à Acapulco.
Ensuite, Madrid impose que toutes les marchandises échangées entre
pays de l'Empire transitent par l'Espagne et soient convoyées par
des compagnies ibériques. Ces divers éléments donnent à l'entité
administrative un caractère réel : dans les faits les
provinces sont bien séparées et le nationalisme se définit donc à
l'intérieur de ces limites.
Anderson
emprunte à Victor Turner la notion de « voyages » comme
« expériences créatrices de sens » pour expliquer
l'émergence des nationalismes créoles, mais aussi asiatiques ou
africains. Le passage a un système pouvoir absolutiste suppose un
renouvellement des élites composant l'appareil de pouvoir : les
nobles, dont al légitimité est fondée sur la naissance sont
remplacés dans des proportions variables par des homines novi
qui tirent leur légitimité de leur compétence. Ceux-ci ne sont pas
attachés à un domaine et sont donc interchangeables, d'autant plus
qu'ils partagent une langue administrative commune. Au cours de leur
pèlerinage, ces fonctionnaires prennent conscience qu'ils font
partie d'un groupe. Dans le cas de l'Amérique espagnole, les
trajectoires des Créoles sont limitées à la fois verticalement –
ils peuvent en droit, mais non en faits, accéder aux postes
métropolitains – et horizontalement – un fonctionnaire mexicain
ne peut accéder à un poste au Chili.. Ce phénomène est un autre
élément qui explique l'émergence de nationalismes affirmant un
particularisme à la fois vis-à-vis de la « métropole »
et des autres entités administratives du continent américain.
En outre,
l'essor d'une presse localisée, destinée à un groupe de lecteurs
limité par exemple à l'Argentine au Mexique, est un facteur
important de définition du nationalisme : le journal
« imagine » une communauté mexicaine et la donne à voir
à son lectorat. Il a un rôle dévoilant. Tous ces facteurs
expliquent l'émergence d’un sentiment nationaliste qui conduit à
la lutte pour l'indépendance et à son acquisition à la fin du
dix-huitième siècle.
Le
modèle européen
Un
nationalisme d'un type différent s'exprime en Europe au dix-neuvième
siècle : celui-ci se distingue par l'importance qu'y tient la
langue d'imprimerie, mais également par le poids qu'exercent les
modèles américain et français.
Très
vite, la formalisation d'une langue au travers de la rédaction de
grammaires, sa pérennisation, l'affirmation de ses origines
historiques et sa mise en équivalence avec d'autres idiomes grâce
aux dictionnaires bilingues devient un enjeu majeur de la définition
d'une nation imaginée ; la production littéraire représentant
stade final de ce processus qui relève à la fois de la création et
de la mise en évidence d'une langue au travers de l'imprimé.
Celle-ci donne une légitimité à la fois historique et
contemporaine à la communauté.
Au
dix-neuvième siècle, la complexification des appareils étatiques
ainsi que l'essor du commerce et de l'industrie supposent l'adoption
d'une langue officielle vernaculaire – le latin se prêtant mal à
ces deux derniers types d'activité : or, ce choix est
d'importance puisque les populations parlant l'idiome retenu se
trouvent naturellement avantagées sur les autres. Dans un premier
temps, l'adoption d'une langue officielle est davantage une nécessité
administrative qu'un moyen de domination d'un groupe linguistique sur
un autre. Ce n'est qu'au dix-neuvième siècle qu'est menée une
politique consciente d'affirmation de la langue commune dans les
Empires comptant plusieurs groupes linguistiques.
Par
ailleurs, après la Première guerre mondiale, l'État-Nation
s'impose en Europe commune norme, suite à la dissolution des Empires
dynastiques et la création de la Société des Nations. Toutefois,
ce n'est qu'après la Seconde Guerre mondiale, qu'une pléiade de
nouveaux Etats-Nations apparaissent avec les indépendances
coloniales. Les puissances européennes en « nationalisant »
les populations colonisées éveillent en fait une conscience
nationale qui les mène à l'indépendance. Les intelligentsias
bilingues jouent alors un rôle prépondérant, « court-circuitant »
par le biais de l'imprimé le nationalisme officiel et affirmant
l'existence d'une nation qui suit les frontières de l'ancienne
colonie. De manière ironique, le nationalisme colonial est donc un
produit du nationalisme officiel des états impérialistes.
Le
langage comme ciment universel des communautés imaginées
Anderson
tente de déterminer ce qui fonde l'attachement des individus à la
communauté imaginée et conclut que c'est le langage. Celui-ci est
profondément ancré en l'homme, seul être doué du logos :
homo sapiens est homo dicens. Parce
qu'elle touche l'affectivité de l'individu, la langue créé
l'attachement à la communauté linguistique.
Conclusion
de 1983
Dans ce
qui est la conclusion de l'ouvrage publié en 1983, « L'Ange de
l'Histoire », Anderson revient sur le paradoxe qu'il soulevait
en introduction : le nationalisme est transversal à toutes les
idéologies et la plupart des révolutions marxistes ont été menées
au nom de la cause nationale. Anderson trouve une réponse dans la
force du nationalisme en tant que modèle : il existe a une
inertie forte dans l'histoire ; les révolutionnaires ne peuvent
pas repartir de rien et prennent le contrôle d'un Etat qui a un
passé. Dès lors, les structures de gouvernement sont déjà
établies et il est quasiment nécessaire de s'en servir pour les
nouveaux maîtres du pouvoir. C'est pourquoi les bolcheviks font de
Moscou leur capitale, et s'installent au Kremlin. L'exaltation du
« nationalisme populaire » par les anciennes élites dans
une entreprise machiavélique de manipulation des masses est un autre
de ces éléments dont les nouvelles « directions »
héritent. Ainsi en font-elles usage, comme du reste.
Conclusion
de 1991
Le
neuvième chapitre, « Recensement, carte, musée », est
une addition à l'ouvrage paru en 1983 : Anderson dépeint dans
l'édition originale du livre le nationalisme colonial comme une
résultante de l'imposition d'un nationalisme officiel similaire à
celui qui s'affirme en Europe ; il tente de dégager ici les
particularités du fait nationaliste colonial qui selon lui trouve
ses racines dans « l'imaginaire de l'état colonial ».
Anderson s'attache à démontrer en quoi les éléments attestent
d'une pensée européenne totalisante, classificatrice. Ce trait est
flagrant dans la logique du recensement, qui consiste à déterminer
de façon plus ou moins arbitraire à quel groupe appartient un
individu. La volonté absolue de pouvoir ranger chacun dans une case
apparaît dans la classe « Autres » qui existe dans la
plupart des recensements coloniaux de la fin du dix-neuvième et du
vingtième siècles. La carte est utilisée par les Européens comme
un moyen de légitimation de leur domination sur la colonie :
les cartes historiques « mettent en évidence » l'unité
territoriale réelle ou imaginée de zones qui se voient ainsi
chargées d'un héritage, qui est repris par les Etats-Nations
indépendants. En outre, la carte joue selon Anderson le rôle de
« logo » : par exemple, le tracé de l'Empire
français ou anglais, mis en valeur par des couleurs qui distinguent
clairement les zones d'influences, devient un motif de fierté ;
la carte est affichée dans les écoles de la métropole et ses
contours sont connus par tous. Le phénomène est le même dans les
colonies où « le logo-carte pénétra profondément
l'imagination populaire, formant un puissant emblème pour tous les
nationalismes anticoloniaux ».
La mise
en valeur du patrimoine des pays colonisés s'inscrit dans la même
logique : le patrimoine est utilisé par les Européens comme
moyen d'assurer leur position mais joue un rôle dans la définition
des nationalismes coloniaux. Ainsi, les Etats coloniaux se livrent à
de nombreuses fouilles à partir du dix-neuvième siècle :
exhumer de magnifiques monuments qui contrastent tant avec la
pauvreté locale leur permet d'affirmer implicitement la décadence
des peuples qu'ils dominent, mais surtout, la réhabilitation de ces
lieux anciens doit apporter au pays colonisateur du prestige ;
en reconstruisant ces merveilles, on en devient en quelque sorte
dépositaire. L'Etat colonial met en avant ces lieux au travers des
livres, timbres et autres méthodes de diffusion de masse pour en
faire de nouveaux « logos ». Or, ces trésors deviendront
des symboles de l'appartenance à une nation millénaire pour les
mouvements nationalistes anticoloniaux.
Commentaires
La
publication en 1983 de L'imaginaire national : réflexions
sur l'origine et l'essor du nationalisme a eu un retentissement
important et l'ouvrage a été autant critiqué que loué. On
reprocha par exemple au livre d'Anderson d'établir un schéma global
d'interprétation du nationalisme en négligeant d'importantes zones
géographiques.
Ainsi,
Fadia Rafeedie critique le fait que L'imaginaire national occulte
totalement la question du nationalisme arabe. Elle constate en effet
que l'Arabe littéraire, langue sacrée, est encore en usage de nos
jours ; la situation diffère donc de celle de l'Europe où le
latin n'est que très peu utilisé même au sein de la production
littéraire depuis plusieurs siècles. En outre, Fadia Rafeedie note
que l'affaiblissement de la religion – qu'Anderson considère comme
l'une des facettes laissant le champ libre à l'apparition du
sentiment national – n'est pas un phénomène comparable dans le
monde arabe et dans l'Eure. Enfin, la définition d'une identité
arabe serait bien antérieure à celle des nationalismes européens
qui sont modernes.
Par
ailleurs, l'approche de Benedict Anderson est souvent opposée à
celle de Liah Greenfeld, professeur de sciences politiques et de
sociologie à l'université de Boston. Là où Anderson a une vision
proche du matérialisme historique de Marx – puisqu'il explique
l'émergence historique du nationalisme par la conjonction d'un
certain non de facteurs matériels – Liah Greenfeld adopte une
démarche proche de l'individualisme méthodologique dans son ouvrage
Nationalism : Five Roads to Modernity
(1992). En effet, elle développe l'idée selon laquelle le
nationalisme serait apparu au dix-septième siècle en Angleterre :
selon elle, le mot « nation » ne renvoie pas à l'origine
à un peuple dans ensemble, mais avant tout à une élite sociale et
culturelle. Cette élite bourgeoise, pour se prévenir d'un retour
l'aristocratie décide de mettre la population de son côté en
faisant du mot de « nation » un synonyme de « peuple » :
« un terme qui faisait directement référence, aussi bien en
anglais que dans les autres langues, aux plus basses couches de la
société [...], la populace ou la plèbe ». Celle-ci se trouve
donc hissée au même niveau que l'élite et l'idée d'une
représentation politique du peuple en découle. C'est ainsi que
l'Etat moderne, c'est-à-dire l'Etat libéral, naît. Les thèses
d'Anderson et de Greenfeld s'opposent donc radicalement : pour
le premier, le nationalisme est le fruit de la modernité – l'essor
du capitalisme de l'imprimé, et l'affaiblissement de valeurs
anciennes – tandis que pour sa collègue de Boston la modernité
politique découle du nationalisme. En outre, le national n'a pas la
même valeur chez les deux auteurs puisque pour Anderson il est
produit d'une « politique systématique, voire machiavélique,
d'instillation de l'idéologie nationaliste à travers les médias,
le système éducatif, les règles administratives » tandis
que pour Greenfeld il s'agit avant tout d'une invention contingente
qui a connu un succès grandissant.
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