L'auteur
Alain Finkielkraut est un
philosophe, écrivain et essayiste français né à Paris le 30 juin
1949. Il a principalement écrit sur la question juive, sur la
critique de la modernité mais également sur la question de l'école
en France. La publication de La défaite de la pensée en 1987
marque un tournant dans son œuvre et le début d'une critique
profonde de la « barbarie du monde moderne », qui s'inscrit dans le
droit fil de Hannah Arendt à laquelle il ne cesse de se référer.
L’ouvrage
La défaite de la pensée
constitue une œuvre fondatrice dans la pensée de Finkielkraut dans
la mesure où il aborde là pour la première fois la question de la
modernité et des critiques qui peuvent lui être adressées. L’œuvre
met en évidence la succession chronologique d'événements qui ont
conduit à un déclin de la culture au sens de vie avec la pensée.
Du dix-neuvième siècle à nos jours, La défaite de la pensée
retrace le processus qui a abouti au malaise actuel dans la culture.
L’enracinement de
l’esprit
Dans une première
partie, Finkielkraut décrit la manière dont la pensée est devenue
non plus universelle mais locale et comment les particularismes
nationaux ont pris le pas sur l'universalisme de la pensée prôné
par la philosophie des Lumières. Ce passage de « la culture »
en « ma culture » s'est produit en réaction à la
Révolution française. En effet, en mettant à bas la société de
l'Ancien Régime et en fondant une nouvelle société basée
principalement sur l'égalité, les révolutionnaires français ont
redéfini l'individu par son humanité plutôt que par son hérédité.
De ce constat, les contre-révolutionnaires et les penseurs
traditionalistes mettent l'accent surtout ce qui fait la spécificité
du peuple français, sa territorialité, tout en critiquant cette
volonté de déraciner l'Homme de ses origines, alors que le but même
des Lumières était de le rendre cultivé. Au «je pense, donc je
suis » de Descartes, ils opposent le « je pense, donc je suis de
quelque part ». Ce mouvement est également à l’œuvre outre-Rhin
en réponse à l'impérialisme de la pensée française. En effet,
pour contrer cette hégémonie culturelle, les penseurs romantiques
allemands exaltent tous les caractères propres de à la culture
germanique, notamment au travers de la poésie. Cela aboutit à
l'élaboration du concept de Volksgeist, génie national au
sens de l'âme de la nation avec des penseurs comme Herder.
Ce double mouvement de
nationalisation des idées se cristallise lors de la querelle
franco-germanique au sujet de l'annexion de l'Alsace-Lorraine par
l'Allemagne après la défaite de Sedan. Cette annexion a pour effet
d'exacerber les sentiments nationalistes français et allemands et de
donner ainsi une plus grande valeur au concept de Volksgeist.
C'est ainsi qu'« une nation suppose un passé et se résume dans le
présent par un fait tangible : le consentement, le désir clairement
exprimé de continuer la vie commune. L'existence d'une nation est un
plébiscite de tous les jours ». Ce sont ces conflits liés aux
sentiments nationaux et à la territorialisation de la culture qui
ont contribué à l'émergence des grands conflits du début du
vingtième siècle.
La trahison généreuse
Avec la création de
l'Unesco à la fin de la Deuxième Guerre mondiale, Finkielkraut
constate un phénomène similaire à celui qui eut lieu en Europe
avec la Révolution Française. La volonté universaliste des
civilisations occidentales d'apporter le progrès aux autres cultures
et d'exporter leur modèle de civilisation est remise en cause, tout
d'abord sous l'effet des travaux d'ethnologues tels que Lévi-Strauss
qui démontre la relativité de la notion de civilisation, ainsi que
l'impossibilité scientifique de hiérarchiser celles-ci entre elles.
De là, les peuples issus de la décolonisation ont pu reconstruire
leur identité nationale en suivant le même processus que des
romantiques allemands, en exaltant leur Volksgeist, leur
identité culturelle. Cette exaltation des caractéristiques
culturelles nationales s'accompagne également du rejet de tout ce
qui traduit la domination coloniale. C'est ainsi que ces nouveaux
peuples se construisent autour d'une identité culturelle collective,
l'individualisme et la critique du système naissant étant bannis de
ce processus de construction. Cette valorisation du particularisme
conduit les instances internationales à adopter un changement
sémantique. La volonté universaliste du colon blanc cède le pas
aux volontés plurielles des peuples décolonisés. L'Homme devient
l'homme, simple individu confondu dans sa culture, sa nation. En
outre, ce phénomène a été conforté par le rejet scientifique de
la notion de race, les différences entre les hommes n'étant pas
biologiques mais culturelles. Cette affirmation conduit à renouveler
la définition du racisme : ce n'est en effet plus le critère
biologique qui est pris en compte mais le critère culturaliste qui
le détermine. Dès lors, la très large diffusion de la notion de
culture se comprend aisément, l'ambition universaliste des Lumières
s'étant trouvée contrecarrée à l'échelle européenne puis
mondiale.
Vers une société
pluriculturelle ?
Avec la décolonisation
et la résurgence des cultures des anciens peuples colonisés, chaque
peuple revendique ses valeurs morales, ses traditions politiques et
ses règles de comportement. Cette conception de la multiplicité des
cultures s'est étendue au continent européen et à la France. Dès
lors, disparaissent les « derniers dreyfusards » c'est-à-dire «
ceux qui en appellent à des normes inconditionnées ou à des
valeurs universelles » et ne subsistent donc que les apôtres de la
relativité culturelle.
Cette disparition s'est
notamment répercutée en matière scolaire avec un changement de
pédagogie : les nouveaux programmes de sciences humaines sont ainsi
chargés d'enseigner que toute œuvre étant circonstanciée, ni son
auteur, ni son contenu ne peuvent prétendre à l'universalité. En
outre, ce changement du contenu et des méthodes de l'enseignement en
France traduit un bouleversement plus profond de sa société. En
effet, l'idéal d'universalité français a vécu et la France est
définie par sa culture et non plus par la place que la culture y
occupe.
De plus, le processus de
parcellisation de la culture conduit à un asservissement de la
personne à son groupe d'appartenance. L'individu ne se définissant
plus que comme un élément de son groupe et non plus comme un être
particulier, le « nous » remplace le «je ».
Par ailleurs, en raison
de son passé colonial, l'Europe choisit de ne pas juger les
civilisations étrangères à l'aune de ses valeurs, acceptant ainsi
d'accueillir en son sein des valeurs contraires aux siennes, sous le
couvert de la fausse humilité consistant à ne jamais juger et
critiquer ce qui est différent.
Nous sommes le monde,
nous sommes les enfants
De cette coexistence de
plusieurs systèmes de valeurs au sein d'une même société est né
le concept de société pluriculturelle. L'auteur démontre cependant
que l'individu hédoniste de la seconde moitié du vingtième siècle
ne cherche plus à vivre dans une société authentique au cœur de
ses valeurs culturelles propres mais dans une société polymorphe où
le terme « pluriculturel » ne se traduit plus par la multiplicité
des cultures au sein d'une même société mais plutôt par
l'éclectisme, l'abondance de valeurs auxquelles l'individu peut
s'adonner selon sa pulsion du moment.
L'auteur décrit
également le phénomène qui a conduit à la dévalorisation de la
culture en tant que vie avec la pensée. L'exacerbation de la
rationalité technique et de la doctrine utilitariste dès le
dix-neuvième siècle a entraîné mécaniquement le transfert de la
culture dans la sphère du loisir, celle-ci étant assimilée à de
l'oisiveté. Cependant, le
développement hédoniste de la société fait que cette oisiveté a
été réhabilitée, la culture occupant la même place que les
autres loisirs. À cela, s'est ajouté un rejet de l'élitisme
culturel défini non pas comme le refus de l'accès à la culture par
une certaine classe sociale mais comme le refus de considérer comme
culturelle une activité où la pensée n'a aucune place et n'a pas
valeur d’œuvre créatrice. Un clip musical peut dès lors être
considéré comme culturel au même titre qu'une pièce de
Shakespeare. La culture en tant que vie avec la pensée n'occupe
désormais dans la société qu'une place résiduelle, le terme même
de « culture » ne désignant plus cette activité.
Conclusion
Alain Finkielkraut
conclut son ouvrage par un développement sur « le zombie et le
fanatique » qui dresse le résultat du phénomène analysé tout au
long de l'ouvrage : « la barbarie a donc fini par s'emparer de la
culture. A l’ombre de ce grand mot, l’intolérance croît, en
même temps que l'infantilisme. Quand ce n'est pas l'identité
culturelle qui enferme l'individu dans son appartenance et qui, sous
peine de haute trahison, lui refuse l 'accès au doute, à l 'ironie,
à la raison - à tout ce qui pourrait le détacher de la matrice
collective, c 'est l 'industrie du loisir, cette création de l 'âge
technique qui réduit les œuvres de l 'esprit à l 'état de
pacotille (ou comme on le dit en Amérique d'entertainment).
Et la vie avec la pensée cède doucement la place au face-à-face
terrible et dérisoire du fanatique et du zombie ».
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