L'auteur
Né en
1939 à Turin d'un père éditeur et professeur de littérature russe
et d'une mère romancière, Carlo Ginzburg débute comme professeur
d'histoire à Bologne avant de s'expatrier pour enseigner à
l'université de Californie. Spécialisé dans la sorcellerie et sa
répression à la fin du Moyen Age, Carlo Ginzburg est considéré
comme l'un des principaux représentants de la microstoria –
ou microhistoire. Cette nouvelle méthode historiographique apparue
dans les années soixante-dix consiste pour l'historien à se
rapprocher au plus près de la vérité historique en pratiquant la
méthode de l'indice. Selon Carlo Ginzburg, l'essentiel du travail de
l'historien est de prêter attention aux détails, aux événements
apparemment insignifiants : promouvoir la micro-histoire, c'est
promouvoir l'histoire des individus et non celle des groupes sociaux.
Il donne une illustration de sa méthode dans sa première œuvre Le
fromage et les vers parue en 1976 qui retrace l'histoire d'un
meunier de Frioul dont la vie s'est pratiquement déroulée dans
l'obscurité au seizième siècle jusqu'à ce qu'il soit condamné
pour hérésie par l'Inquisition.
L’ouvrage
Le 17 mai
1972, le commissaire Calabresi est assassiné à Milan. Ce policier
avait été présenté, notamment par le journal contestataire Lotta
Continua, comme responsable de la mort d'un anarchiste dont le
corps avait été retrouvé défenestré en 1969, dans le jardin de
la préfecture de police. Seize ans plus tard, en juillet 1988,
Leonardo Marino, ex-militant du groupe Lotta Continua,
s'accuse d'avoir participé au meurtre et met en cause ses camarades
Ovidio Bompressi, Giorgio Pietrostefani, et Adriano Sofri. Au terme
d'un périple judiciaire – sept procès en neuf ans – les trois
hommes sont condamnés sur la seule foi des « aveux » de ce «
repenti » à vingt-deux ans d'emprisonnement, tandis que leur
accusateur bénéficie de la prescription.
Comme
Voltaire pour Calas, comme Zola pour Dreyfus, Ginzburg, persuadé de
l'innocence de son ami Sofri, décide de contribuer à la révision
de son procès. Dans son livre Le juge et l'historien, il
applique au procès de Sofri, avec une rigueur scientifique, les
grilles de lecture qu'il a pu élaborer lors de ses immenses enquêtes
sur les procès de sorcières. Suivant pas à pas le procès Sofri
comme il le ferait d'un dossier de l'Inquisition, confrontant les
pièces, analysant les témoignages, interrogeant les méthodes et
les procédures, Ginzburg ne se contente pas de démolir l'accusation
et de réclamer la libération des condamnés, il montre comment le
traumatisme provoqué, dans les années soixante-dix par l'activité
des Brigades rouges en Italie a perverti la manière de penser et
d'exercer la justice dans un État de droit. L'historien, fort de sa
rigueur scientifique dans l'établissement des faits, donne une leçon
d'exigence intellectuelle aux juges.
Le
juge et l'historien se présente alors comme un montage entre
réflexions et documents : tout en retranscrivant de nombreux
extraits de procès verbaux de l'affaire Sofri, Carlo Ginzburg
apporte quelques réflexions sur les rapports qu'entretiennent le
juge et l'historien par une comparaison de leurs méthodes de
travail. A ce propos, il se livre à une analyse méthodologique de
la preuve et plus particulièrement du témoignage du « repenti »
dans un procès.
Comparaison
des méthodes employées par le juge et l'historien
Jusqu'au
dix-huitième siècle, le métier d'historien est bien distingué du
métier d'antiquaire : l'historien doit convaincre à l'aide d'une
argumentation efficace alors que l'antiquaire doit convaincre par la
production de preuves. En 1769, l'érudit Henri Griffet est le
premier à relier les deux fonctions en comparant l'historien à un
juge qui passe au crible preuves et témoignages.
L'idée
de comparer l'historien au juge est reprise par Hegel : « Die
Weltgeschichte ist das Weltgericht ». L'historiographie prend alors
une nouvelle teinte : on impose à l'historien de juger personnages
et événements selon la morale du moment. L'historiographie de la
Révolution française prend par exemple un aspect judiciaire très
marqué. Bloch écrit ironiquement en 1993 : « Robespierristes,
anti-robespierristes, nous vous crions grâce : par pitié,
dîtes-nous seulement quel fut Robespierre ! ». Depuis le milieu du
vingtième siècle, de nombreuses critiques ont été portées à
l'historiographie de type judiciaire, poussant à s'interroger de
nouveau sur les rapports qu'entretiennent le juge et l'historien.
Le
rapprochement entre les métiers de juge et d'historien repose avant
tout sur l'usage de la preuve. « Pour moi, comme pour beaucoup
d'autres, les notions de « preuve » et de « vérité »
sont, au contraire, parties intégrantes du métier d'historien […]
Le métier des uns et des autres (historiens et juges) se fonde sur
la possibilité de prouver en fonction de règles déterminées, que
x a fait y ; x pouvant désigner indifféremment le protagoniste,
éventuellement anonyme, d'un événement historique ou le sujet
impliqué dans une procédure pénale ; et y une action quelconque ».
Le juge
comme l'historien se trouvent confrontés dans l'exercice de leur
métier aux indices, preuves et témoignages. Il s'agit avant tout
pour eux de reconstituer une situation passée, de rechercher la
vérité. Leur démarche est identique et empreinte de la même
rigueur scientifique dans l'analyse de la preuve. « Le juge qui mène
l'interrogatoire des inculpés et des témoins se comporte comme un
historien qui confronte, pour les analyser, différents documents ».
Pour
autant, le juge et l'historien ne travaillent pas sur le même
matériau de départ : si le juge a accès aux sources de vivo
avec les témoignages, l'historien n'a accès qu'aux intermédiaires,
aux transcriptions écrites des sources orales qui sont plus ou moins
imprégnées de l'interprétation subjective de leur auteur. En
outre, comme le précise Carlo Ginzburg, la convergence entre le
métier de juge et d'historien « ne vaut que dans l'abstrait ».
L'intérêt de la confrontation se trouve précisément dans la «
divergence profonde » existant entre le juge et l'historien. Les
historiens s'occupent principalement d'événements politiques et
militaires concernant les Etats alors que les juges s'occupent
d'individus. Les conséquences de leur travail ne sont donc pas les
mêmes : l'erreur judiciaire n'a pas la même portée que l'erreur
scientifique. Enfin, l'historien peut, lorsqu'il élabore une
biographie, combler des lacunes en tenant compte du contexte et de ce
qui paraît le plus vraisemblable à une époque donnée. « Le
contexte entendu comme lieu de possibilités historiquement
déterminées, sert donc à combler ce que les documents ne nous
disent pas sur la vie d'une personne ». Le juge au contraire ne
saurait se livrer à de tels raccourcis pour statuer sur la
responsabilité pénale d'un individu. C'est précisément ce que
Carlo Ginzburg reproche aux juges qui ont statué sur l'affaire Sofri
en condamnant sur la base d'un seul témoignage et en l'étayant à
l'aide du contexte : « le juge d'instruction Lombardi et l'avocat
général Pomarici se sont comportés en historiens et non en juges
». Ce sont ces considérations qui amènent Carlo Ginzburg à
affirmer : « Réduire l'histoire au juge, c'est simplifier et
appauvrir la connaissance historique ; mais réduire le juge à
l'historien, c'est pervertir irrémédiablement l'exercice de la
justice ».
Comparaison
du procès de Sofri à un procès d’Inquisition
Carlo
Ginzburg a longuement étudié les procès d'Inquisition et plus
particulièrement les procès en sorcellerie au Moyen Age. Il
n'hésite pas, tout au long de son analyse minutieuse des actes du
procès Sofri, à relever certaines similitudes avec les documents
qu'il a été amené à consulter lors de son travail d'historien.
Tout
d'abord il relève le problème de la transcription. Comme lors de
ses recherches historiques, Carlo Ginzburg n'a eu accès qu'aux
transcriptions des interrogatoires menés lors du procès Sofri. Or à
l'écrit, bien des choses se perdent, les silences, les hésitations
etc., que les transcripteurs tentent de récupérer par la
ponctuation, ou des annotations entre parenthèses – « rires », «
larmes » – sans être toujours conscients qu'ils y ajoutent des
interprétations. Les notaires du Saint-Office le faisaient aussi. La
transcription présente donc le risque de conditionner les
interprétations ultérieures.
L'auteur
est également frappé par la figure du « repenti ». Dans les
procès touchant à la mafia en Italie un même schéma se reproduit
souvent : l'accusation repose en partie sur les dires d'anciens
membres d'organisation mafieuse. Dans le cas présent l'accusation
portée contre Sofri, Bompressi et Pietrostefani repose
essentiellement voire exclusivement sur le témoignage d'un «
inculpé-témoin » : Marino. Ce schéma rappelle dans les procès
d'Inquisition le phénomène d'« appel en cause ». Un premier
inculpé va impliquer d'autres personnes dans son crime, le plus
souvent sous la torture, ce qui conduisait parfois à voir tout le
village accusé devant le tribunal. Un seul procès, du coup, en
suscitait des dizaines d'autres, en cascade.
Carlo
Ginzburg relève par ailleurs une similitude tenant à l'organisation
des interrogatoires. Sous l'Inquisition, les interrogatoires étaient
menés dans le secret. Dans l'affaire Sofri, il remarque que
l'essentiel des interrogatoires de Marino a été mené dans le
secret, notamment dans des lieux inappropriés comme une caserne de
carabinier et dont il ne reste aucune trace écrite, si ce n'est le
témoignage au moment du procès des carabiniers qui l'auraient
entendu deux ans auparavant.
Enfin, ce
qui semble le plus surprenant dans une démocratie, l'attitude du
juge lors de l'affaire Sofri ressemble en partie à celle des juges
d'Inquisitions, stigmatisée pour leur arbitraire. Carlo Ginzburg
montre ainsi que lors des interrogatoires des témoins du meurtre, le
juge « harcèle, insiste, fait tournoyer les sophismes comme des
sabres ». Au final, le juge finit par convaincre les témoins de son
propre point de vue tout comme au Moyen Age il convainquait les
accusés de leur propre culpabilité.
La
comparaison entre le procès de Sofri et les procès d'Inquisition
est particulièrement défavorable aux juges du vingtième siècle au
point que Carlo Ginzburg déclare à un journaliste en 1997 : « il y
avait chez certains juges de l'Inquisition un souci pour la preuve
que je ne trouve pas toujours chez leurs collègues d'aujourd'hui ».
Analyse
méthodologique de la preuve dans l'affaire Sofri
La
condamnation d'Adriano Sofri et de ses camarades repose entièrement
sur le témoignage de Marino. Après lecture des actes du procès,
Carlo Ginzburg écrit : « Selon toute probabilité, Marino ment ;
sans aucun doute, Marino a été cru ». C'est ce mauvais usage de la
preuve qui a poussé les juges italiens à commettre une erreur
judiciaire.
L'auteur
en profite pour donner une leçon de méthode à destination de
l'appareil judiciaire. Un témoignage doit toujours être corroboré
par des éléments objectifs extérieurs. Et le contrôle du
témoignage doit être encore plus sévère lorsque le témoin a
participé au crime et notamment lorsque des récompenses lui ont été
promises en échange de ses révélations.
La
crédibilité du témoignage d'un « repenti » peut donc être
questionnée. En l'espèce, le fondement de l'instruction est la
sincérité du repentir de Marino. Les juges considèrent à
plusieurs reprises que, le repentir de Marino étant manifeste, ses
déclarations ne peuvent qu'être justes, d'autant qu'eu égard au
contexte, elles sont plausibles. Il est logique que les membres
éminents du journal Lotta Continua aient souhaité la mort de
Calabresi et le sjuges concluent à la crédibilité manifeste de
Marino. Or à la lecture des interrogatoires, on se rend compte que
Marino se contredit, change ses versions d'une audience à l'autre
sous l'influence des questions du juge, se trompe et est en désaccord
constant avec l'ensemble des témoins du meurtre. Le plus inquiétant
est que ses erreurs et ses hésitations sont vues par les juges comme
des signes de crédibilité du témoignage de Marino, au vu de
l'ancienneté des faits, là où elles sont signes de faiblesses pour
les témoins qui offrent une version contraire à celle de Marino.
Les juges
se sont comportés en historiens car pour donner du poids à
l'accusation ils ont eu recours à ce que Carlo Ginzburg qualifie de
« preuve logique », c'est-à-dire qu'ils ont raisonné en terme de
compatibilité. Or une telle démarche n'est pas acceptable en
démocratie comme le souligne l'auteur : « est-il légitime de
pallier le manque de confirmations extérieures quant au comportement
d'un individu par des données non vérifiées, juste compatibles
avec ce qui a été effectivement vérifié ? »
Commentaires
Le
juge et l'historien n'a pas eu les effets escomptés par son
auteur : Sofri a été condamné par la justice italienne, après une
procédure riche en rebondissement. Après avoir été jugé coupable
une première fois en première instance et en appel, la cour suprême
italienne annule le premier jugement pour graves vices de méthode et
de logique en 1992. La cour de renvoie acquitte les inculpés mais au
moyen d'un « verdict suicide », c'est-à-dire rédigé de façon si
ouvertement illogique qu'il s'expose à l'annulation pour vice de
forme. La cour suprême l'annule à son tour en 1994. La cour de
second renvoi condamne à nouveau les inculpés et ce verdict est
confirmé par la cour de cassation en 1997.
Aucun commentaire:
Enregistrer un commentaire
Remarque : Seul un membre de ce blog est autorisé à enregistrer un commentaire.